Recomposition des frontières européennes : quelle place pour la francophonie ?

Indépendantismes, mouvements régionalistes, sécessionnistes, volontés d’indépendance, disparités économiques, pressions extérieures ou encore réalités linguistiques, pourraient favoriser une évolution des frontières au sein de l’Union européenne. 209 ans après le Congrès de Vienne, l’Europe n’est plus le « jardin », décrit par Joseph Borrell, chef de la diplomatie européenne. Les tensions internes à l’Union européenne et les pressions extérieures : guerre en Ukraine, menace turque ou immigration du sud pourraient rebattre les cartes et peut-être favoriser les recompositions au regard des logiques linguistiques, notamment francophone, et culturelles ? Plongée au cœur des grands mouvements à l’œuvre dans les prochaines années en Europe.

Un article de Pierre BARBOEUF, pour la revue Terra Bellum.

Un mouvement irrépressible des frontières européennes

On le sait, les frontières européennes évoluèrent tout au long de l’histoire, de manière cyclique, au gré des pressions internes ou externes, et les bouleversements géopolitiques qui sont à l’œuvre dans le monde et en Europe en 2024 n’en sont pas exclus. Il y a fort à parier, que 79 ans après la Seconde Guerre mondiale, les frontières européennes vont se faire et se défaire pour tenir compte des nouvelles réalités politiques et économiques. La tendance que l’on a pu observer ces dernières décennies a été une remise en cause des nations, des souverainetés et des États dont la légitimité reposait sur une conception westphalienne des relations internationales. Cette légitimité a été concurrencée, voire parfois remise en cause, par le haut, par l’Union européenne, instance supranationale par excellence, et par le bas, par la montée en puissance de régions.

L’exemple le plus criant pourrait être celui des régions sécessionnistes telles que l’Écosse ou la Catalogne, mais de manière plus subtile, le redécoupage des régions françaises en 2015 répond aussi à cette logique d’uniformiser l’organisation territoriale européenne sans tenir compte des réalités nationales, culturelles et linguistiques, internes.

Le résultat ? Les États se voient donc concurrencés par le haut et par le bas : par l’Union européenne et par les montées en puissance des régions. Pourtant, il convient d’observer que la création des institutions intervient à court terme contrairement aux logiques culturelles et linguistiques qui s’inscrivent sur le long terme. Lorsque les institutions ne correspondent plus aux logiques culturelles, elles disparaissent pour faire place à de nouvelles institutions plus cohérentes vis-à-vis de la réalité de terrain.

À ce titre, les frontières nationales et infra-nationales en Europe pourraient être remises en cause par les mouvements à l’œuvre en Europe. D’abord par des changements liés à la guerre en Ukraine, Hongrois, Polonais et Roumains lorgnent sur l’Ouest de l’Ukraine mais ces changements pourraient en impliquer d’autres en Europe de l’Ouest. Ensuite, l’Espagne ou l’Italie pourraient également voir des différends augmenter entre des régions plus développées et des régions moins avancées. Par ailleurs, le fossé entre les Flamands et les Wallons ne cesse de s’étendre, ce qui pourrait remettre en cause, à terme, la survie de la Belgique. De même, la prise de sanctions de la Suisse contre la Russie et donc la remise en cause de la neutralité suisse comme ciment de la Confédération pourrait amener des désaccords internes entre des cantons déjà divisés par leurs quatre langues : romanche, français, allemand et italien. Il s’agit à l’heure actuelle seulement de tendances, de mouvements de fond, mais qui pourraient s’accentuer rapidement en fonction des événements géopolitiques et économiques, mais aussi en fonction du résultat des élections européennes de juin 2024. À titre d’exemple, l’Union européenne pourrait être un facteur d’accentuation des disparités entre Flamands et Wallons. « L’Union européenne n’est pas sans favoriser involontairement le mouvement vers une forme d’indépendance flamande », explique Paul-Henry Gendebien, partisan du mouvement ratachiste wallon¹. Et d’ajouter : « La disparition des anciennes monnaies étatiques et l’avènement de l’euro en constituent peut-être le plus actif des stimulants. Mais le retour éventuel aux monnaies nationales aurait le même effet car la Flandre ne serait plus en mesure de tolérer un franc belge forcément dépourvu de fiabilité ; dans ce cas, la tentation d’une République de Flandre arrimée au mark serait irrésistible ».

Des francophones marginalisés mais réunis par une langue en partage

L’histoire de France est intimement liée à celle de ses voisins européens avec qui elle a tissé de nombreux liens et notamment les francophones wallons, suisses, bruxellois et valdôtains, qui représentent des voisins géographiques, mais également des voisins « de cœur et d’esprit ».

Ces francophones d’outre-hexagone, se caractérisent tous par une pratique de la langue de Molière, mais aussi parfois par un attrait pour la France, ses valeurs et ses atouts.

Ainsi, des troubles économiques ou politiques accentués en Europe pourraient relancer l’incertitude liée à l’avenir institutionnel de la Belgique et par conséquent amorcer une évolution des frontières. La France pourrait devenir un pôle de refuge pour de nombreux bruxellois ou wallons, qui partagent langue française et valeurs démocratiques. « […] Chacun sait que depuis le siècle des Lumières culture politique et valeurs démocratiques sont identiques de Paris à Liège et de Lille à Mons », partage Paul-Henry Gendebien. « La Wallonie est une enfant bâtarde, fille naturelle née de père inconnu et de mère française, issue non d’une conquête ou d’une hégémonie, mais venue tout naturellement au monde comme le fruit d’un amour libre entre une terre de labeur et de création et une grande langue de culture, celle de la France ».

Sans oublier les flamands, qui partagent des racines catholiques avec la fille aînée de l’Église, une caractéristique qui avait causé la scission avec les Pays-Bas protestants.

La Suisse, pays enclavé avec environ 2 millions de francophones², est dans une situation économique plus prospère et n’a donc rien à envier à la France. Pourtant, outre l’économie, la langue est un vecteur culturel fort et certains Suisses romands préfèrent se tourner vers la France que vers le monde germanique comme en témoignent de nombreuses associations de défense de la langue française. « En priorité la langue de France, si menacée et pourtant si vivante qui a fait le tour du monde ; langue des diplomates autrefois, c’est encore et toujours une musique du vocabulaire et de la finesse d’expression, une alliance de rythmes qui en fait une langue limpide et subtile, une richesse en soi »³, déclarent les responsables du Rayonnement français, association helvète de promotion de la langue française. « Et que d’alluvions lui apportent de nouvelles fertilités : le sens dru du mot des Canadiens, le choix du verbe des Belges et la vivifiante démarche du style chez les Suisses […] », preuve s’il en est de l’attractivité de la langue française.

Quant au Luxembourg, malgré une frontière partagée avec la France, la francophonie y est moins active et les liens avec la France par conséquent moins forts mais fait tout de même partie des pays de la francophonie européenne. « La relation qui existe entre le Luxembourg, la Belgique et la France, qui sont les trois grands États francophones de l’UE, est une relation économique majeure. C’est aussi une relation politique forte. Ce sont les trois piliers de la francophonie européenne », ajoute Stéphane Lopez, représentant permanent de l’Organisation internationale de la francophonie auprès de l’Union européenne.

Toutefois, les troubles internes à la France : émeutes de l’été 2023, manifestations liées à la réforme des retraites de 2023, comme la forte pression fiscale rendent la France moins attractive aux yeux des européens et des francophones. Comment se rendre attractif lorsque l’on choisit volontairement son vocabulaire dans la langue de Shakespeare, à l’image de l’événement « Choose France » ? Si le geste peut attirer des capitaux, il risque aussi et surtout de repousser les francophones, traditionnellement attirer par les Lumières de l’hexagone.

Francophonie et recomposition autour des aires géolinguistiques ?

En cette année 2024 d’élections européennes, on peut évoquer plusieurs pistes d’évolution des frontières européennes.

D’une part, la tendance est plutôt favorable au fédéralisme européen, c’est-à-dire un élargissement de l’Union européenne à de nouveaux pays parallèlement à un redécoupage des régions internes, « à taille européenne » et faisant fi des États et des frontières existantes, pour créer des eurorégions de taille équivalente et toutes rattachées à Bruxelles suivant une logique plus économique que linguistique ou culturelle.

De manière générale, une critique adressée à l’Union européenne est sa construction hors de toute logique culturelle ce qui traduit souvent par un manque d’incarnation et d’adhésion. « Un des grands travers de l’UE est de s’être construite parce qu’il y avait des enjeux existentiels pour des choses concrètes comme l’acier et le charbon, mais d’avoir longtemps négligé la culture », admet Stéphane Lopez⁴. « À l’intérieur de l’Union européenne il y a, par conséquent, de gros clivages culturels et de sérieuses incompréhensions. »

Alors qu’il pourrait être intéressant de fonder de nouvelles aires géolinguistiques, rattachées à Bruxelles et tenant compte des disparités économiques, des cultures locales et des liens linguistiques. La culture est intimement liée à l’économie, Alain Peyrefitte dans Le Mal Français mettait justement en lumière les différences de développement entre les sociétés protestantes, souvent très avancées et très intégrées à la mondialisation, et les sociétés catholiques, moins développées.

D’autre part, pour tenir compte de ces différences intra-européennes, il pourrait être intéressant de recentrer les échanges au sein des aires géolinguistiques : francophone, autour de la France, germanophone, autour de l’Allemagne, latine au sud de l’Europe, anglo-protestante pour les pays du nord à dominante protestante et le groupe de Visegrad, pour l’Est de l’Europe.

Chacune des aires disposerait ainsi d’une meilleure cohérence interne et cela diminuerait, dans le même temps, les différends entre les pays excédentaires et les pays déficitaires au budget de l’Union européenne.

Dans ce contexte, l’aire francophone rassemblée autour de la France, dispose de nombreux atouts parmi lesquels : un potentiel industriel dans le nord de la France élargi à la Belgique, une opportunité d’ouverture à la mer, vers les outre-mer, vers le Québec et l’Afrique francophone, doublé d’un très fort potentiel touristique et disposant des atouts diplomatiques et militaires français. Un avantage non-négligeable pour peser dans la mondialisation.

Quelles perspectives pour l’avenir de la francophonie au sein de l’Union européenne ?

Au sein de l’Union européenne, la Francophonie pourrait être un atout non-négligeable pour accentuer la communication entre l’Est et l’Ouest. « Dans l’OIF se retrouvent beaucoup plus d’États de l’Est qu’au sein de l’Union, car toute l’ex-Yougoslavie y est présente ainsi que certains pays du Caucase », partage Stéphane Lopez. Ce qui permettrait à « la Francophonie [de] jouer un rôle dans le dialogue Est-Ouest européen ». Sans oublier le dialogue avec les nouveaux États entrants. « Il en va de même pour les pays des Balkans occidentaux qui sont candidats à l’adhésion. L’élargissement à l’Est de l’Union était une volonté géopolitique, mais il a suscité des critiques, et les pays des Balkans occidentaux en font les frais. Pour leur intégration l’OIF peut jouer un rôle […] ».

Par ailleurs, deux tendances s’opposent donc en Europe pour la recomposition des frontières dans les décennies à venir : d’une part, une recomposition suivant une position fédéraliste avec des régions indépendantes des États et rattachées directement à Bruxelles et, d’autre part, une recomposition des frontières autour des principaux pôle géolinguistiques et géoculturels.

À l’attention de ses compatriotes alémaniques, Didier Berberat, ancien parlementaire helvète de la Francophonie et président d’une association de défense de la langue française, expliquait l’intérêt de la langue française comme langue de partage : « […] le français n’est pas seulement la langue des romands ou celle des vacances en Côte-d’Azur. On peut aussi commercer en français ou mener des études de haut niveau ». Ainsi, « la Francophonie, au cœur du dialogue des cultures, peut aider les Européens à mieux se comprendre », complète Stéphane Lopez. Et Didier Berberat de conclure : « C’est une langue nationale qui ouvre des perspectives à l’international ».

1 Paul-Henry Gendebien, Demain la Wallonie avec la France – Vers la réunification française

2 https://observatoire.francophonie.org/quiparle-francais-dans-le-monde/

3 Rayonnement français : https://rayonnementfrancais.ch/qui-sommes-nous/

4 https://www.touteleurope.eu/vie-politique-desetats-membres/la-francophonie-peut-aider-leseuropeens-a-mieux-se-comprendre/

Lien vers la revue de géopolitique Terra Bellum : https://www.terrabellum-magazine.fr