Dans l’Afrique des Grands Lacs : une francophonie dynamique et des enjeux de préservation
La région des Grands Lacs est une famille composée de cinq pays, dont la République Démocratique du Congo, le Burundi, la Tanzanie, l’Ouganda et le Rwanda. Ces pays partagent certaines valeurs culturelles (le kinyarwanda qui s’apparente au kirundi par exemple) mais aussi l’histoire : certains furent des anciennes colonies belge et/ou allemande. Ces pays constituent un espace géographique commun, composé de populations interconnectées par la langue, la culture, le commerce et les liens familiaux. Toutefois, la région reste divisée par des conflits ethniques, politiques, linguistiques et sous la menace de la langue anglaise qui avance et remet en question le plurilinguisme. Dans le même temps, la maîtrise de la langue française revêt un caractère diplomatique, militaire et économique. Invitation à la défense de la francophonie, vecteur de plurilinguisme et gage de diversité dans la région des Grands Lacs.
Par Thérence HATEGEKIMANA
Les enjeux de la défense et de la promotion de la francophonie
D’une manière générale, le français est l’une des langues officielles du Burundi et de la Démocratique du Congo. Selon l’Organisation Internationale de la Francophonie, la République démocratique du Congo compte 51% de locuteurs francophones. « L’article 4 de la Constitution du 4 avril 2003 stipule que « le kikongo, le lingala, le kiswahili et le tshiluba sont les langues nationales, tandis que le français est la langue officielle. » On estime les locuteurs francophones à quatre millions de locuteurs, soit 10 % de la population congolaise ; ce qui fait de la RDC le plus grand pays francophone d’Afrique. Les locuteurs anglophones s’évaluent à environ 1 % », explique Maurice MAZUNYA, professeur à l’université du Burundi et directeur du centre pour l’enseignement des langues.
Par sa taille et sa population, et avec le français comme langue officielle, la RDC joue un rôle majeur pour représenter l’influence francophone dans la région de l’Afrique de l’Est. Son adhésion dans la communauté de l’Afrique de l’Est constitue un atout linguistique pour représenter les autres pays de la francophonie et encourager d’autres pays à développer l’apprentissage de la langue française.
Au Rwanda comme au Burundi, les guerres qui ont sévi dans les deux pays au début des années 90 ont fait fuir la majorité de la population. Les réfugiés rwandais se sont dispersés surtout dans les pays anglophones et de leur retour après la guerre dans leurs pays, ils parlaient beaucoup plus l’anglais que le français, au départ langue officielle. Ainsi, selon la constitution de 1996, l’anglais s’ajoute au français et au kinyarwanda pour permettre à cette génération ayant quitté le pays en bas âge ou née dans des camps de réfugiés de s’exprimer. En 1994, une partie de la population de l’ethnie Tutsi fut massacrée et Paris fut pointé du doigt. La prise de pouvoir de Kagame fut un véritable camouflet et un coup de poignard pour la France en général et la langue française en particulier, au départ langue bien maîtrisée. Il se pourrait alors que cette transition linguistique soit politiquement motivée pour infliger une peine à la France. « Après une coexistence pacifique du kinyarwanda, du français et de l’anglais, des dissensions politiques entre Paris et Kigali ont amené le Rwanda à solliciter son adhésion au Commonwealth, en 2008, et à faire évincer le français jusqu’alors langue seconde, par l’anglais », complète Maurice MAZUNYA.
Après le déploiement des efforts diplomatiques et le renouement des relations entre Paris et le Rwanda, le français a été déterré. Nous signalons ici l’ouverture de l’Institut Français du Rwanda, des écoles bilingues et, très récemment, le programme de mobilité des enseignants de (et en) français de l’Organisation Internationale de la Francophonie qui fut à l’initiative de l’enseignement du français dans ce pays de locuteurs anglophones, où il était en disparition progressive.
D’après Robert Chaudenson et Dorothée Rakotomalala, « deux variables (statut et corpus) permettent de définir le degré d’implantation du français dans les pays de la Francophonie ». Du point de vue du statut, il regroupe tout ce qui est de l’ordre des institutions, des fonctions et des représentations. Le corpus concerne les pratiques linguistiques depuis les modes d’appropriation ou les compétences jusqu’aux productions langagières.
Partant du propos de Robert Chaudenson et Dorothée Rakotomalala, force est de constater que le français au Burundi détient une bonne posture. C’est un pays où le français est une langue institutionnelle, une langue d’enseignement intermédiairement utilisées pour l’acquisition d’autres connaissances.
Il est une des trois langues officielles qui sont utilisées dans plusieurs domaines de la vie du pays, principalement dans l’enseignement comme mentionné ci-haut. Depuis la première année de l’école fondamentale, le français est appris comme un cours et à partir de la cinquième année jusqu’à l’université, il est le médium des savoirs des autres cours. Ce qui implique que la part de cette langue est prépondérante dans l’enseignement , aux côtés d’autres langues. Certains rapports estiment que sa maîtrise en son essence dans l’enseignement décroît progressivement par rapport aux dernières années, mais son usage n’est qu’une évidence. Elle est la première langue maîtrisée au Burundi suivie par l’anglais et le swahili. Même le paysan qui se dit civilisé et qui veut se différencier des autres en use, mais en abuse aussi.
Le français est une des langues de la Communauté de l’Afrique de l’Est au même titre que l’anglais et le kiswahili. Après son adhésion dans la famille de la communauté de l’Afrique de l’Est, l’Ouganda se veut multilinguiste pour mieux s’adapter et profiter les différentes opportunités que cette langue offre aux locuteurs : une autre manière de faire asseoir le français. « Les autorités ougandaises sont en train d’étudier la possibilité de mise en œuvre d’une réforme dans le système éducatif. Portée par Rebecca Kadaga, ministre chargée des Affaires de l’Afrique de l’Est, elle consiste à rendre obligatoire dans les écoles primaires et secondaires l’enseignement du français […]» . Cette volonté d’adopter le français dès l’école primaire est une porte d’entrée du français dans la famille de cette communauté laquelle continue d’avoir de nouveaux adhérents (Ethiopie et la Somalie ont manifesté leurs envies d’intégrer cette communauté). Cela, en nos yeux, constitue une influence linguistique pour ces pays aussi membres qu’aspirants dont la plupart d’entre eux sont anglophones.
Le français, l’héritage colonial belge
S’il y a une chose dont peuvent se réjouir les africains, c’est que la colonisation leur a permis de s’ouvrir au monde extérieur, à la culture de l’autre. Cette culture, c’est la langue du colonisateur, c’est le mode de vie de l’autre. Ce colonisateur enseignait le français aux africains non pas par amour mais pour que ceux-ci deviennent des intermédiaires entre eux et le peuple non instruit. C’est ainsi que le français importé par la Belgique s’est enraciné dans les pays de la région des grands lacs.
Prenant appui sur le déséquilibre linguistique qui existait déjà en Belgique entre les francophones et les néerlandophones, le français a gardé la domination même dans les colonies. « Les administrateurs étaient généralement de langue française et les postes moins importants ont été occupés par les néerlandophones. Au Burundi, la plupart des missionnaires affectés jusqu’en 1930 étaient de langue néerlandaise tandis que les supérieurs étaient plutôt francophones », selon Jaromir Kadlec.
Bien que la langue française prenne une importance considérable dans la communication au fur et à mesure des années, il est à signaler que la politique belge était toute autre que celle de la France dans les pays qu’elle a colonisé. « […] La France […] était dotée d’une politique coloniale linguistique portant sur l’assimilation linguistique et l’imposition de la langue coloniale à la population colonisée […]. Les Belges pratiquaient comme les Allemands l’administration indirecte, accordaient une place importante aux langues africaines dans l’administration des colonies, et laissaient l’initiative dans le domaine de l’enseignement aux missionnaires », partage Jaromir Kadlec. Il ajoute que dans cette région, le français garde toujours sa notoriété et est loin d’être oublié malgré un certain sentiment antipathique. « Aujourd’hui, le [français] est assez mal perçue au Burundi et au Rwanda à cause du rôle de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda. »
L’anglais menace-t-il le français ?
« L’anglais progresse [en Afrique] l’Est et la langue de Molière subit les assauts de l’anglais…. », indique Lye M.Yoka, écrivain et directeur de l’Institut national des Arts (INA). Il ajoute que l’anglais séduit les jeunes […] qui se tournent vers les Etats-Unis et l’Afrique du Sud faute de visas pour la France ou la Belgique. La région des grands lacs est une région dont tous les pays ont intégré une autre communauté : la communauté de l’Afrique de l’Est, une communauté plus anglophone que francophone. Dans ce cas, il y a lieu de se demander si la langue dominante ne va pas remplacer l’autre et ici, est ce que l’anglais ne va pas assimiler le français ?
Selon la Maîtresse de Conférences en linguistique Julie Neveux , « chaque langue se construit par les frottements avec d’autres langues ». En ce sens, nous comprenons la logique de Julie Neveux : les langues se complètent entre elles. Le français peut emprunter des termes à l’anglais et vice versa. Toutefois, si l’anglais garde sa supériorité en matière de locuteurs, il peut aussi, au maximum, garder son influence sur l’autre ce qui veut dire que le français peut utiliser les mots de l’anglais ce qui constitue une menace pour la langue comme l’a dit Jean-Marie Rouart, écrivain et membre de l’Académie française. « L’ensemble de ces mots [empruntés] pollue très gravement la langue française. Au fil du temps, ils vont amener à sa destruction. Cela va devenir une langue morte. Si on n’y prend pas garde, plus personne ne parlera convenablement le français d’ici trente ans ».
Toutefois, la position géolinguistique de ces pays francophones fera d’eux une plaque tournante de la francophonie au sein de l’EAC (Communauté d’Afrique de l’Est). Des attentes régionales en français qui sont de plus en plus exprimées à travers l’engouement pour des écoles bilingues et les demandes de la reprise des formations en FLE. Le français peut, malgré cette menace, trouver sa place et s’enraciner avec ses deux cordons ombilicaux de la région : la RDC et le Burundi. « Le français est une langue internationale, pratiquée sur tous les continents, rien ne justifie de le substituer à une autre langue », dixit Simon Desmares, de l’Institut Jean Jaurès .
Aux francophones de la région des grands lacs, ne soyez pas l’âne de Buridan !
« … Le français est considéré comme un « mal nécessaire », hérité du colonialisme, pour la communication avec l’extérieur… », souligne Jaromir Kadlec. La langue française, c’est une langue d’opportunité.
Le français est une langue d’échange culturelle qui fait noyer son locuteur dans l’univers d’une culture de l’autre à travers le monde. Toute expression en français ne s’adresse pas seulement aux citoyens du même nom. Une langue en partage, c’est la possibilité de s’ouvrir sur tous ses locuteurs, quelle que soit leur nationalité. Les messages délivrés en français transmettent un sentiment de proximité, peu importe d’où ils proviennent. La langue est d’une invisible puissance, son partage confère une identité commune à même de créer l’union. Le français œuvre pour la diversité culturelle et des valeurs humaines sans contraindre qui que ce soit à adhérer à telle ou telle idéologie, ce à quoi peuvent se vanter ses locuteurs.
Économiquement, si l’avenir passe par un développement des échanges intra-africains, une maîtrise des langues les plus pratiquées sur le continent conférerait aux pays locuteurs un avantage déterminant. La région des grands lacs est côtoyée par d’autres communautés régionales de l’Afrique de l’Ouest qui, pour la plupart d’entre eux utilisent le français comme langue officielle. Cette posture de la région des grands lacs permettrait de se développer au côté de leurs pays frères par des échanges commerciaux. Il semble avoir les atouts structurels et économiques pour conjuguer et avancer son économie. Cette spécificité pourrait en faire un centre de gravité des échanges, en phase avec sa stratégie financière. En plus de répondre à ses intérêts de long terme, la permanence de la pratique du français répond aux intérêts présents de la population. Une part non-négligeable a reçu une alphabétisation en français, notamment au Rwanda. Cette génération serait alors pénalisée si s’éteignait l’usage d’une langue qu’elle avait apprise.
Du point de vue stratégique et militaire, les armées de certains pays de la région des Grands Lacs partent, pour des raisons sécuritaires, dans d’autres pays francophones pour combattre les rebelles insurgés. L’exemple typique est celui de l’armée ougandaise présente en Centrafrique qui elle aussi est amenée à travailler avec les Congolais. Pour ce faire, il est important pour cette armée (anglophone) de pouvoir communiquer sur le terrain d’où cette nécessité de maîtriser le français.
À l’ère de la mondialisation, de l’avancée phénoménale de la science, des nouvelles technologies, des travaux et des apprentissages en réseaux, on a besoin des citoyens qui maîtrisent plusieurs langues susceptibles de faire d’eux, des citoyens de la région des grands lacs, mais aussi des citoyens du monde à la fois puisque le français est une langue aussi des avancées technologiques. Et la langue française au même titre que d’autres langues internationales savent accomplir cette mission. Il faut noter aussi, et cela est très important, que dans la région des Grands Lacs spécifiquement aux pays francophones, cette langue continue d’assumer plusieurs fonctions importantes dans la communication internationale, l’information scientifique et technologique, l’enseignement à tous les niveaux du système éducatif, les médias écrits et audiovisuels, la diplomatie, l’intégration et la promotion sociale, l’unification nationale, le commerce, la justice, l’armée, la prédication, etc. Le français est donc présent dans tous les secteurs-clés de la vie dans ces pays, et son rôle y demeure indéniable.
Pour illustrer son importance et un projet de réussite de cette langue de Molière, citons entre autres les Jeux de la Francophonie en 2023 à Kinshasa, qui ont prouvé que le français est une langue aux valeurs communes et dont la population de la RDC a bénéficié largement de ses avantages.
En somme, « l’avenir francophone se construit à travers l’alphabétisation, l’éducation et l’ouverture sur de nouveaux territoires. Si la francophonie est une communauté de destin, c’est parce qu’en plus de rencontrer les imaginaires, elle détient la possibilité de changer les quotidiens. Que la France investisse alors dans ces pays et surtout dans la jeunesse pour enraciner davantage sa langue »8.
1. Le français en crise dans les départements scientifiques de l’Université du Burundi Par Pierre NDUWINGOMA, Constantin NTIRANYIBAGIRA et Clément BIGIRIMANA(2023)
2. LE FRANÇAIS COMME LANGUE DE L’ÉLITE AU BURUNDI (https://www.afelsh.org
3. https://www.francophonie.org/burundi-940)
4. Les défis linguistiques au sein de l’East African Community : cas de l’identité francophone du Burundi, Maurice Mazunya(Les Cahiers de l’Orient 2011/3 (N° 103), pages 141 à 146(https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2011-3-page-141)
5. CHAUDENSON, Robert; RAKOTOMALALA, Dorothée. Situations linguistiques de la Francophonie. État des lieux. Québec: AGMV Marquis 2004.
6. JAROMÍR KADLEC, Burundi, pays francophone? (2010) https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/4362348.pdf
7. Robert Dutrisac, la menace du français(2023) https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/781319/langues-officielles-la-menace-du-francais&ved=2ahUKEwj4l7jD5qaFAxUhX_EDHWrpC5gQFnoECC0QAQ&usg=AOvVaw2ewKDq0GABfyM0mBL6g9TO
9. Jean Jaurès, la francophonie, le soleil se lève à l’Afrique de l’Est (2021)
10. Lye M.Yoka, écrivain et directeur de l’Institut national des Arts (INA). RDC: la langue officielle, le français, n’est pas celle de tous les Congolais (https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/rdc-la-langue-officielle-le-francais-n-est-pas-celle-de-tous-les-congolais_3056331.html)