Pourquoi la France défendrait-elle le Groenland ? Ou l’état des lieux des ambitions françaises dans le Grand Nord
« [Le Groenland], nous en avons vraiment besoin pour la sécurité internationale et je pense que nous allons l’obtenir. D’une manière ou d’une autre ». En ces mots, le nouveau président américain, Donald Trump, a réitéré sa volonté d’annexer le Groenland aux États-Unis lors du discours de l’Union du 4 mars 2025, souhait déjà exprimé sous son premier mandat. Si la Première ministre danoise écarte tout risque de conflit armé, elle a rencontré ses homologues européens en début d’année 2025 et le ministre danois de la défense a annoncé le 27 janvier qu’il allait renforcer la sécurité dans l’Arctiquei. En réponse, le ministre des Affaires étrangères français a affirmé le 8 et le 22 janvier ne pas exclure l’envoi de troupes européennes au Groenland « si nos intérêts de sécurité sont en jeu », l’Arctique étant devenu « un nouveau champ de conflit ». La France n’étant pas un pays polaire, quels éléments motiveraient son implication dans la défense du Groenland et, plus généralement, quels sont ses intérêts dans le Grand Nord ?

La France a des intérêts commerciaux et sécuritaires dans la région du Grand Nord
Les intérêts de la France dans le Grand Nord reposent principalement sur une potentialité. La zone présente en effet un intérêt économique important du fait des ressources naturelles avérées et potentielles, dont l’exploitation et l’acheminement par une nouvelle route commerciale entre l’Asie et l’Europe sont rendues plus probables avec la fonte des glaces. Cinq États y revendiquent des territoires tandis que d’autres ont élaboré une « feuille de route pour l’Arctique ». La Russie, qui possède déjà 53% de l’espace côtier, a par exemple déposé une demande officielle revendiquant la moitié du territoire à l’ONU en 2001, et le président chinois a exprimé dès 2014 ses ambitions de « puissance polaire internationale », menant à la publication d’un livre blanc arctique en 2018.
De plus, l’enjeu militaire du Grand Nord n’est pas nouveau, les États-Unis ayant tenté par le passé de s’approprier le Groenland à plusieurs reprises. Si ces tentatives avaient une motivation financière, elles répondent aujourd’hui a un but militaire avec le retour des conflits de haute intensité depuis 2014 et 2021. Cela se manifeste par des démonstrations militaires régulières de l’OTAN, en opposition au renforcement des capacités militaires russes, via la réactivation d’infrastructures soviétiques et l’organisation de manoeuvres militaires depuis 2021. De même, les déclarations du nouveau président américain sur un potentiel conflit armé avec le Danemark au sujet du Groenland présentent une opportunité pour la France de s’affirmer dans la région.
La France a un devoir de défense mutuelle vis-à-vis du Groenland
Le Groenland étant couvert par les clauses de défense mutuelle de traité de l’UE (article 42.7) et de l’OTAN (article 5), la France a une obligation d’intervention en cas d’agression de l’île par un autre pays, et ce, même si l’agresseur était les États-Unis. En effet, si le Groenland s’est retiré de la CEE en 1985, le traité alors signé assure l’application des traités européens sur son territoire. Le président du Conseil européen a ainsi assuré le 3 février 2025, à l’issue d’un sommet informel européen, que « préserver l’intégrité territoriale du Danemark, sa souveraineté et l’inviolabilité de ses frontières est essentiel pour tous les États membres [de l’organisation] ».

De plus, la France manoeuvre depuis plusieurs années pour s’imposer dans les discussions stratégiques de l’Arctique, notamment sécuritaires. Elle est un partenaire de défense des pays de la région en tant que pays-membre de l’UE (avec le Danemark, la Finlande et la Suède) et de l’OTAN (avec le Canada, les États-Unis, le Danemark, l’Islande et la Norvège). Elle participe ainsi aux exercices atlantiques, à l’instar de « Trident Juncture » (2018) ou les « Cold Response » (bisannuel depuis 2006), et elle s’est rapprochée des pays de la région sur le plan bilatéral, notamment avec l’Estonie à travers la mission Lynx 18 (2023-2024), et multilatéral, à travers les exercices Argus organisés par les Danois ou Nanook par les Canadiens. Enfin, la France est observateur à l’Arctic Security Forces Roundtable (ASFR), pendant militaire du Conseil de l’Arctique, et au North Atlantic Coast Guard Forum, où elle dirige les activités du groupe sur la sécurité maritime.
Ainsi, la France est le seul pays de l’UE avec le Danemark à maintenir des capacités d’intervention miliaires et de sauvetage en milieu extrême, avec son Groupe militaire de haute montagne (GMHM), créé en 1976, qui organise annuellement des expéditions Uppick au Groenland. Au-delà de ses engagements, la France a donc tout intérêt à profiter du contexte actuel pour renforcer son implication dans la sécurisation du Grand Nord, comme elle ne cesse de le faire depuis plusieurs années. Elle a toutefois encore de nombreux défis à relever.

Plusieurs obstacles se présentent néanmoins à ses ambitions
La France revendique le statut de « nation polaire » depuis 2020, en dépit de son éloignement géographique. Ses arguments reposent sur sa puissance maritime et sa conception de l’océan Arctique comme « prolongement naturel de l’Atlantique nord », sur sa possession historique de la collectivité d’outre-mer Saint-Pierre-et-Miquelon, vestige des colonies américaines perdues à l’issue de la Guerre de sept ans et des guerres napoléoniennes, et sur son implication scientifique dans la région (pionnière dans l’exploration et la navigation arctiques, première base scientifique en Norvège en 1963, Observatoire de coordination en 2010). Cette ambition s’est traduite politiquement par la conceptualisation en 2016 de sa stratégie arctique, intégrée dans sa Feuille de route nationale, puis la publication en 2022 d’une Stratégie polaire 2030 qui prévoit de tripler les moyens consacrés à l’Arctique. Néanmoins, ces ambitions affichées n’ont qu’une place secondaire dans la politique extérieure française.
En effet, Saint-Pierre-et-Miquelon, pourtant au coeur de ses arguments revendicatifs, n’est que peu aménagé et l’ambassadeur des pôles a vu ses préoccupations progressivement s’éloigner de l’Arctique depuis sa création en 2009. De même, si elle contribue officiellement activement aux expéditions scientifiques en Arctique, la France ne se place qu’à la onzième place des nations en matière de publications scientifiques (contre la cinquième position de publications sur l’Antarctique) et l’Institut polaire français Paul-Émile-Victor (Ipev) dénonce régulièrement son manque de financement pour le soutien de la recherche dans les pôles.
De plus, la France doit faire face aux ambitions des autres puissances, dont les trois plus grandes armées qui ont des intérêts directs dans la régionv. Premièrement, les États-Unis ont signé un accord de sécurité avec le Groenland depuis 1951, renouvelé en 2004, qui s’est traduit par l’installation d’une base aérienne dans le nord-ouest de l’île à Pituffik (ancienne base de Thulé). Les députés danois étudient par ailleurs une proposition de loi donnant accès aux Américains à leurs bases militaires pendant dix ans. Quant à la Russie, elle remilitarise ses bases et oblige depuis 2019 les navires de guerre étrangers à lui signaler leur passage par la route du Nord, avec un préavis d’au moins 45 jours, en violation de la Convention internationale du droit de la mer de 1982 auquel sont soumises les eaux arctiques. En 2008, les huit États polaires se sont en effet engagés dans la déclaration d’Ilulissat à résoudre pacifiquement leurs différends sur la base de cette convention. Néanmoins, les États-Unis ne la reconnaissent pas. Afin de s’affirmer comme un acteur de pacification, la France doit donc s’appuyer sur l’UE pour défendre le droit international en cas de conflit. Elle prône déjà une gouvernance collective de la zone, mais sans succès, son statut d’observateur au Conseil de l’Arctique, qui n’a déjà aucune capacité contraignante, et du Conseil euro-arctique de la mer de Barents ne lui conférant aucun pouvoir de décision ou de vote. Toutefois, l’UE n’a que peu d’influence en la matière, étant le seul organisme à avoir vu sa demande de d’observateur refusée au Conseil de l’Arctique et entretenant « depuis toujours une relation distante avec les pays et territoires d’outre-mer (PTOM) ».

Conclusion
Le risque de conflit subsiste dans cette région devenue « l’un des bancs d’essai de la dissuasion nucléaire mondiale [où] Russes et Américains testent des sous-marins de nouvelle génération », d’après François Thual et Richard Labévière. Le contexte actuel pourrait cependant aller en faveur d’un renforcement de la position française en Arctique. Le Danemark tend par exemple à diversifier ses partenariats militaires face à la menace qui plane sur le Groenland, alors que sa dépense militaire devrait doubler à partir de 2025, atteignant 3% de son PIB. Le besoin est d’autant plus important que le Danemark s’est appuyé sur le partenariat transatlantique pour assurer sa sécurité et a fourni beaucoup d’équipements aux Ukrainiens. La France doit donc saisir l’opportunité qui s’offre à elle tout en relevant de nombreux défis : elle doit maintenir les capacités de ses forces opérationnelles, maintenir la coopération bi et multilatérale et augmenter sa présence militaire. Enfin, elle doit encourager l’UE à réellement engager une réflexion sur l’Arctique européen pour renforcer les liens avec les États-non membres, comme l’Islande, et à renforcer ses investissements. Le développement des territoires arctiques conditionne en effet le renforcement de la présence français et européenne, le Groenland devant faire face à de nombreuses difficultés économiques, sociales et climatiques.
Par Audrey BRIANE