Le crayon et le micro : quel avenir pour la traduction humaine face à l’IA ? 1/2
À l’heure où les logiciels de traduction sont accessibles avec une facilité déconcertante en ligne, les traducteurs humains s’insurgent, remettant en cause son éthique, mais aussi sa qualité. Bien que le champ de la traduction soit large, allant de la traduction de spécialité à la traduction littéraire, « la traduction automatique (TA) […] n’a cessé depuis une dizaine d’années de gagner du terrain dans le marché de la traduction », comme le formule Sandrine Peraldi[1] dans la Revue française de linguistique appliquée. Si certains traducteurs refusent de nommer « traduction », au sens strict, le texte émis par la machine, c’est sans doute en ce qu’il est une véritable mécanique. Mais que peut, aujourd’hui, cette traduction automatique ? Quels sont les enjeux de la traduction automatique ? Quels impacts sur la traduction humaine et sur la compréhension finale ?
L’évolution de la traduction automatique : une mécanique ?
La principale évolution dans la technique du traducteur automatique est le passage d’une traduction statistique à une traduction neuronale puisqu’est apparue la nécessité de faire évoluer la traduction automatique. Sa principale entrave est qu’ «[elle] fonctionne généralement ‘‘en aveugle’’ » : c’est ce qui l’oppose à l’humain. Pour poursuivre dans les termes du linguiste Jean-Louis Vaxelaire : « Le traducteur humain a une vision globale du texte, ce que n’a pas le logiciel. Pourtant, comme l’écrit Rastier (1998), le global détermine le local ; notre problème est que la TA ne connaît que le local. »[2]
C’est ce manque de prise en contexte que cherchent à amender les algorithmes qui sont de plus en plus élaborés et qui sont tournés vers une « compréhension », ou du moins un ajustement, de la traduction sur un ensemble textuel global. On passe ainsi d’un modèle purement statistique à un modèle dit neuronal. Voici ce qu’en dit J.-L. Vaxelaire : « La traduction automatique neuronale utilise un réseau de neurones artificiels associé à des outils technologiques sophistiqués. Les algorithmes utilisés sont capables de « comprendre » les déclarations, idées et intentions du texte (à traduire), de les corréler de manière pertinente et de prendre en compte le contexte avec beaucoup de précision ».
Mais cette transition est loin d’être neutre : pour J-L. Vaxelaire, cette méthode laisse transpirer la puissance du monde anglophone. En effet, « La traduction neuronale est plus efficace avec certaines langues qu’avec d’autres, l’anglais étant la langue parfaite », dit-il[3]. Sinon la langue parfaite, l’anglais est du moins la langue sur laquelle la traduction artificielle s’est adaptée. Et de fait, le traducteur automatique est loin de fonctionner pour toutes les langues et on peut résumer cette hégémonie de l’anglais qui se dessine par ces mots de l’auteur : « Si les progrès de la TA sont incontestables pour l’anglais, le passage par d’autres langues indique que la situation n’est pas si rose que ne le prétendent les différentes compagnies qui proposent des services de TA ».
Mais en réalité, la langue source est loin d’être la seule entrave à la TA. Le genre du texte à traduire demande encore un certain discernement. C’est pourquoi la traduction neuronale a encore à apprendre de l’humain : « Elle doit encore intégrer que les types de texte sont un facteur important pour le traducteur humain et qu’on ne traduit pas un énoncé d’une manière identique entre, par exemple, un texte didactique et un pamphlet », résume Jean-Louis Vaxelaire.
« Humaniser la machine à traduire ? »
Pour mieux traduire, la machine doit donc gagner des facultés humaines. Bien sûr, on a vu qu’il s’agit de cerner « le contexte extérieur au texte et le contexte intérieur au texte », comme le formule le professeur Jacques Coulardeau, notant bien que « la traduction automatique porte […] en elle un potentiel d’erreurs ». Mais l’auteur de l’article Humaniser la machine à traduire ? montre surtout en quoi cela vient interroger la responsabilité au sens fort du traducteur automatique : « Dans le cadre industriel et commercial la question fondamentale est celle de qui (pluriel) portent cette responsabilité civile, voire plus en cas de mort d’homme. Dans le champ culturel, la traduction automatique peut déformer, voire trahir, le sens originel et donc la culture portée par le texte originel. »[4] Mais quel que soit le domaine, la présence d’un humain effectuant la relecture paraît nécessaire aussi en tant qu’il est un individu identifiable et responsable.
Aujourd’hui, il est encore indispensable de faire relire les traductions composées par la machine par un traducteur pour éviter les aberrations, les contre-sens, les inélégances d’une traduction automatique qui reste assez rudimentaire. Cette idée de « sécurisation » fait voir le traducteur comme superviseur d’une machine qui serait globalement capable de produire une traduction. C’est ce qu’on appelle la « post édition », pratique moins rémunératrice que la traduction de première main, mais toute aussi chronophage. Ce n’est pas sans faire de vague dans le milieu de l’édition et de la traduction. Pourtant, la traduction automatique, bien qu’imparfaite, est utilisée aujourd’hui dans des domaines variés, certains la caractérise comme réponse à un besoin, voire comme une nécessité.
Les perspectives de la traduction automatique
Si le règne de la traduction automatique laisse transparaître l’idéal d’une information à la portée de tous, elle trouve son application dans des domaines précis, non sans poser la question technique et éthique d’une bonne traduction.
Dans le domaine scientifique, la traduction automatique peut se présenter comme la chance d’un accès au savoir mieux réparti, si toutefois on met de côté la question technique qui fait que certaines langues seraient mieux traduites que d’autres. Nicolas Bacaër fait voir quelques-uns des usages de la traduction automatique dans le domaine scientifique : « On présente quatre applications de la traduction automatique dans les sciences dites dures : la messagerie électronique, la lecture d’articles, la traduction à partir du français et la traduction vers le français. Les questions typographiques jouent un rôle important à cause de la présence de nombreuses formules mathématiques »[5]. Mais plus qu’un simple moyen d’information, on peut apercevoir la traduction automatique comme un facteur du « multilinguisme systématique », de la recherche scientifique.
En cela, la traduction automatique est l’occasion de réaliser cette valeur européenne de la diversité. On peut s’arrêter sur l’exemple assez intéressant des textes européens, puisqu’ils montrent à la fois l’enjeu du besoin et de la responsabilité. L’Union européenne ayant l’exigence d’une traduction de ses textes officiels dans les langues officielles de ses 27 États membres, le travail paraît colossal à hauteur d’homme. En 2016, Thierry Fontenelle expliquait que « le métier de la traduction a fortement évolué avec l’arrivée d’outils informatiques performants, mais les nouveaux besoins nécessitent la mise en place de moyens technologiques innovants, mais aussi de stratégies en matière de formation et d’organisation pour répondre à tous ces besoins dans un environnement où coexistent 24 langues officielles »[6]. Plus qu’un simple outil pratique pour l’U.E., la traduction automatique pourrait être un facteur d’accomplissement d’un idéal de diversité, remettant en cause le souhait porté par certains groupes d’une langue européenne unique qui aurait pu être, au premier chef, le français dans un contexte de sortie du Royaume-Uni. Christian Tremblay montre bien un lien en quoi cette valeur de « la diversité linguistique et culturelle » de l’Union européenne comme fédération, comme communauté, pourrait être permise par une « traduction automatique à un niveau de qualité très élevée »[7]
Et ce niveau de qualité, encore non acquis, est un horizon de nécessité. Pour ce qui est du champ juridique, par exemple, il semble qu’un malentendu puisse être fatal : peut-on réellement confier à la machine une tâche telle ? La traduction juridique est l’objet d’une véritable formation, il paraît périlleux qu’un outil numérique remplace un traducteur humain spécialisé dans ce domaine. Christiane Driesen dans son travail sur l’interprétation juridique fait bien voir la nécessité d’une connaissance aiguë du droit pour bien traduire un texte de loi : « La nécessité de formation adaptée à ces défis est impérieuse, même concernant une langue à faible diffusion. Les juridictions internationales […] recourent tout naturellement à des interprètes chevronnés ou organisent, le cas échéant, des formations in situ pour obtenir des performances équivalentes. […] L’interprétation juridique couvre de vastes domaines du droit et ne saurait donc négliger celui des droits de l’Homme et de la défense des libertés fondamentales. »[8]
La traduction automatique apparaît donc comme un outil utile, mais non encore complet, tout en restant une médiation périlleuse de l’information, sujette à des erreurs et constamment soumise à relecture du traducteur humain. En faire l’avènement serait profondément à double tranchant.
Une traduction automatique à double tranchant
Si la traduction automatique, en tant qu’elle est en plein essor et progrès, semble constituer une opportunité pour faciliter l’échange d’information dans des domaines variés, elle pose toutefois la question de l’existence des langues rares, peu parlées ou non-dominantes. La traduction automatique, si elle peut paraître comme la permission d’existence des langues peu parlées, remet en réalité en cause le plurilinguisme. Elle laisse une place croissante aux langues dominantes, voire à une hégémonie de l’anglais, puisque le traducteur automatique tend à passer par l’anglais pour traduire un texte d’une langue à une autre, ce qui, inévitablement conduit à une uniformisation des traductions produites par l’intelligence artificielle.
Plus encore, au sein d’une même langue, l’approche probabiliste d’une telle traduction lisse parfaitement les nuances et aspérités du texte : le traducteur paraît transformer un mot en un autre selon une règle de fréquence et non une règle de justesse, ce qui produit des traductions plates, appauvries, là où le but même de la traduction était d’ouvrir à l’autre en rendant des éléments de langue, de contexte, de culture.
On voit ici se dessiner le danger d’une langue elle-même appauvrie, voire perdant sa raison d’être, puisqu’on prendrait pour son équivalent strict sa traduction en une autre langue.
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Par Smila THORIN
- [1] PERALDI Sandrine, « De la traduction automatique brute à la post-édition professionnelle évoluée : le cas de la traduction financière », Revue française de linguistique appliquée, 2016/1 (Vol. XXI), p. 67-90. DOI : 10.3917/rfla.211.0067. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2016-1-page-67.htm
- [2] VAXELAIRE Jean-Louis, « Les progrès de la traduction automatique par le prisme du turc et du luxembourgeois », dans : Jean-Claude Beacco éd., Traduction automatique et usages sociaux des langues. Quelle conséquences pour la diversité linguistique ?Observatoire européen du plurilinguisme, « Plurilinguisme », 2021, p. 19-30. DOI : 10.3917/oep.beacc.2021.01.0019. URL : https://www.cairn.info/traduction-automatique-et-usages-sociaux-des-langues–9782492327148-page-19.htm
- [3] Idem
- [4] COULARDEAU Jacques, « Humaniser la machine à traduire ? », dans : Jean-Claude Beacco éd., Traduction automatique et usages sociaux des langues. Quelle conséquences pour la diversité linguistique ?Observatoire européen du plurilinguisme, « Plurilinguisme », 2021, p. 45-59. DOI : 10.3917/oep.beacc.2021.01.0045. URL : https://www.cairn.info/traduction-automatique-et-usages-sociaux-des-langues–9782492327148-page-45.htm
- [5] BACAËR Nicolas, « Traduire automatiquement des articles dans les sciences dites dures », dans : Jean-Claude Beacco éd., Traduction automatique et usages sociaux des langues. Quelle conséquences pour la diversité linguistique ?Observatoire européen du plurilinguisme, « Plurilinguisme », 2021, p. 133-142. DOI : 10.3917/oep.beacc.2021.01.0133. URL : https://www.cairn.info/traduction-automatique-et-usages-sociaux-des-langues–9782492327148-page-133.htm
- [6] FONTENELLE Thierry, « La traduction au sein des institutions européennes », Revue française de linguistique appliquée, 2016/1 (Vol. XXI), p. 53-66. DOI : 10.3917/rfla.211.0053. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2016-1-page-53.htm
- [7]TREMBLAY Christian, « La traduction automatique dans le contexte des institutions européennes – Essai de traduction automatique comparée », dans : Jean-Claude Beacco éd., Traduction automatique et usages sociaux des langues. Quelle conséquences pour la diversité linguistique ?Observatoire européen du plurilinguisme, « Plurilinguisme », 2021, p. 143-165. DOI : 10.3917/oep.beacc.2021.01.0143. URL : https://www.cairn.info/traduction-automatique-et-usages-sociaux-des-langues–9782492327148-page-143.htm
- [8] DRIESEN Christiane J, « L’interprétation juridique : surmonter une apparente complexité », Revue française de linguistique appliquée, 2016/1 (Vol. XXI), p. 91-110. DOI : 10.3917/rfla.211.0091. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-linguistique-appliquee-2016-1-page-91.htm