La France face au risque d’un conflit spatial : un potentiel sous-exploité ?

« Les attaques relevant du domaine spatial pourraient s’apparenter à une agression armée contre un ou plusieurs États membres » affirme le Conseil de l’UE dans ses conclusions sur la stratégie spatiale pour la sécurité et la défense en novembre 2023. En effet, le retour des conflits conventionnels s’accompagne d’un risque de conflit spatial, qui dépasse le simple soutien stratégique observé pendant la Première guerre du Golfe. Les tentatives de normalisation des années 1960-1970 n’ont pas empêché une dizaine de pays de se doter d’armes antisatellitaires, bien que les grandes puissances conservent leur hégémonie. Quelle est alors la place de la France dans ce nouveau contexte de course à l’armement spatial ? A-t-elle les moyens à la hauteur des ambitions déclinées en quatre piliers dans le discours du 16 février 2022 du Président de la République ?

Premier et quatrième piliers : la recherche de souveraineté scientifique et industrielle confrontée à l’enjeu de privatisation

La France possède ses propres lanceurs et des organes nationaux dédiés (CNES et Arianespace). Son centre spatial de Kourou, situé en Guyane, lui octroie un véritable avantage stratégique qui lui permet d’assurer la sécurité de son territoire. Cela lui confère une certaine autonomie qu’elle tente de conserver et de renforcer en « mettant l’accent sur la recherche dans les technologies de rupture pour le renouvellement et la modernisation des capacités militaires ». Les armes spatiales offrent de nombreux avantages, entre dissuasion, déstabilisation et défense : destruction, brouillages, cyberattaque, protection des flux de données ou des stations sol-satellites, etc. Le Syracuse A4 lancé en 2023 remplace par exemple progressivement l’ancien système pour assurer de meilleures capacités de communication entre les véhicules armés, notamment ceux utilisés dans les exercices de l’OTAN. De même, nombreux sont les projets orientés vers la recherche d’une meilleure propulsion électrique avec des moteurs à plasma, des processeurs numériques embarqués plus flexibles ou le développement de constellations satellitaires à des fins civiles et militaires. 

Le défi est triple : il faut produire vite, à faible coût et le plus indépendamment possible. Or, la France et l’Europe ont encore du mal à proposer de nouveaux lanceurs et des mini satellites capables de faire face à la concurrence. En 2023, SpaceX enregistre ainsi 96 lancements sur les 116 américains, loin devant les 67 de la Chine, les 19 de la Russie et les 3 européens. Elle maintient sa position de chef de file mondial grâce à ses fusées en partie réutilisables et réduit ses prix par le contrôle de toute sa chaine de valeur. En comparaison, avec le retard de quatre ans du premier vol d’Ariane 6, qui devait remplacer Ariane 5 en réduisant de 40% les coûts de lancement, et la suspension des lancements des fusées russes Soyouz en représailles aux sanctions européennes ayant suivi l’invasion de l’Ukraine, l’Agence spatiale européenne (ESA) enregistre une année particulièrement décevante. En 2021, seulement dix pays sont capables de lancer leurs propres satellites depuis leur territoire et 90% des satellites sont russes et américains (suivis par l’Europe, la Chine, le Japon et l’Inde) selon la base de données en ligne [1].

Pour contrer l’enjeu de « l’économie lunaire », la Nasa a opté pour la privatisation d’une partie de ses projets spatiaux, civils comme militaires, pratique à l’origine de l’expression de Nouvel espace (New Space). En 2024, le Pentagone a par exemple signé un contrat de 5 milliards de dollars avec SpaceX, Blue Origin et ULA pour des missions de sécurité. Ainsi, la moitié des 10 000 entreprises spatiales du monde étaient américaines en 2021, selon SpaceTech. Ce modèle a été adopté par la Chine dont le nombre de sociétés spatiales privées a triplé entre 2017 et 2018 et ce chiffre continue d’augmenter. Au contraire, l’État français est un actionnaire important de Thales, Airbus et Safran, les trois entreprises principales de l’espace dans le pays. Il tente d’encourager les initiatives privées dans le cadre du plan France 2030, comme il l’a fait en confiant des lancements de micro et mini-lanceurs aux « jeunes pousses » (start-up) Latitude, HyprSpace, Sirius et MaiaSpace. Mais ce ne sont encore que des « vols tests ». À l’échelle européenne, nous pouvons faire le même constat : si l’initiative CASSINI a été lancée sur la période 2021-2027 pour encourager les entrepreneurs dans le spatial, moins de 1,5% du budget spatial européen est consacré aux partenariats avec les acteurs privés. La France et les Européens affichent donc un énorme retard en la matière qu’ils doivent vite chercher à combler.

Deuxième pilier : l’ambition française de puissance militaire limitée par des questions budgétaires

Puissance spatiale depuis 1965, la France a toujours associé applications civile et militaire dans ses composantes spatiales. Le spatial, tout comme le nucléaire et le numérique, font désormais partie intégrante des politiques stratégiques françaises préparant au retour de conflits de haute intensité. Elle favorise une approche défensive, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis qui ont également adopté une politique offensive. La France a ainsi renouvelé son approche militarisée et a renforcé ses capacités d’interopérabilité. En 2019, elle a formulé sa Stratégie spatiale de défense (SSD) qui « ouvre aussi la possibilité de véritables actions militaires dans l’espace et porte une doctrine nouvelle », selon l’analyse des chercheurs Pasco et Whorer. La même année, elle a créé le Commandement de l’Espace, consacré à la défense active des moyens spatiaux nationaux, suivi en 2023 par la création de l’Académie spatiale de formation.

Le budget dédié au spatial est également en permanente augmentation depuis cinq ans. L’enveloppe 2022-2025 comprenant les crédits du volet spatial du plan d’investissement France 2030, ceux de la loi de programmation pour la recherche valable jusqu’à 2030 et ceux de la Loi de programmation militaire, était ainsi qualifiée « d’ambitieuse, avec presque 25 % d’investissements supplémentaires par rapport aux trois dernières années » par le président du CNES, Philippe Baptiste. Cette dynamique permet à la France de se hisser dans le top quatre des budgets spatiaux dans le monde. Les 4 milliards consacrés au spatial par la Loi de programmation militaire 2024-2030 restent néanmoins bien en deçà des budgets annuels chinois et américains, respectivement de 10 milliards et 50 milliards (chiffres de 2020 du gouvernement français). C’est une réalité, que la crise économique et politique que traverse actuellement la France risquent de perdurer. En outre, l’augmentation du budget spatial n’est pas très bien comprise par l’opinion publique, préoccupée par ces « dépenses excessives » et les questions environnementales. Cela est en grande partie dû à un manque de communication, les Français estimant à 205€ leur contribution annuelle par personne aux activités spatiales contre 35€ dans les faits, selon un sondage Harris Interactive pour l’ESA (2019).

Troisième pilier : la France au coeur des initiatives normatives et européennes, des moyens de puissance conventionnels à ne pas négliger mais à ne pas surestimer 

La France entend et doit participer à la normalisation de l’utilisation de l’espace pour que ses capacités de défense et celles des autres États soient encadrées par des normes internationales. Pour ce faire, elle doit continuer à engager le dialogue avec les pays les plus concernés, en prévention d’un conflit spatial, et continuer à participer aux salons internationaux organisés annuellement. Ainsi, en 2022 la France s’est engagée pour la fin des essais antisatellites, proposition de résolution proposée par les États-Unis suite à la destruction par la Russie de son satellite. En revanche, il ne faut pas surestimer le pouvoir normatif, tel que l’explique Guillaume Faury, président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales : « La caricature habituelle consiste à dire que face à une nouvelle technologie, les États-Unis innovent, l’Europe réglemente et la Chine planifie. Et réglementer n’est pas la meilleure façon pour aller vite au moment où il y a beaucoup de sujets de vitesse, de taille critique, d’échelle ». Et la France en a conscience. De la même façon qu’elle se veut le fleuron de la militarisation de l’UE, elle met l’accent sur la dimension spatiale. Sous sa présidence au Conseil de l’UE, le budget alloué à l’ESA sur la période 2023-2025 a augmenté de 17%, atteignant un budget record de 16,9 milliards d’euros. La France, déjà fortement impliquée – elle finance plus d’un quart du budget du secteur spatial européen et 35% des emplois de l’ESA – en est le deuxième contributeur derrière l’Allemagne. Elle peut ainsi orienter le budget selon sa propre logique, comme en encourageant le programme Iris 2 visant une meilleure connectivité militaire et civile, projet dénoncé par l’Allemagne en mai 2024. Tous les États membres ne partagent en effet pas l’ambition française et craignent sa tendance à la préférence nationale. Paradoxalement, ils favorisent leur allié américain pour le lancement de satellites institutionnels, en dépit du principe non-contraignant de préférence européenne adopté en 2007 et fortement défendu par la France. SpaceX a ainsi été en charge de la mise en orbite des nouveaux satellites de l’opérateur luxembourgeois SSE. Le parallèle peut ici être fait avec la tendance de certains États européens à préférer l’OTAN à l’UE pour assurer leur sécurité, à l’image de la Pologne. Or, l’enjeu est réel comme le rappelle Joseph Aschbacher, Directeur général de l’ESA : « L’espace est une infrastructure critique et nécessite un certain degré d’indépendance. […] Si les Européens n’investissent pas plus, ils sortiront de la course à l’espace ». Le budget de la Nasa, même s’il va être réduit en 2025 pour la première fois en dix ans, conserve une moyenne annuelle de 25 milliards, soit presque le double de ce qu’a prévu l’ESA sur trois ans. Pour Philippe Coué, spécialiste du spatial, le défi est principalement politique. Dans son essai en faveur d’un vol spatial habité européen, il défend la nécessité d’une volonté stratégique assumée : « L’Europe peine à développer sa dernière pièce du puzzle [alors qu’]elle maîtrise déjà toutes les technologies ».

Pour autant, les Européens ont bien conscience de l’enjeu : l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont émis des documents de référence militaire spatiale entre 2019 et 2021, et ont créé des structures dédiées. Ils favorisent simplement une approche nationale et compétitive plutôt qu’européenne et coopérative. Ainsi, la majorité des missions de l’ESA sont orientées vers l’environnement avec 30,5% consacrées à l’observation de la Terre et 13,5% à la navigation de positionnement par satellite contre 3,5% pour les questions de sécurité. Espérons que l’adoption d’une stratégie spatiale européenne pour la défense et que la signature de l’accord sur la politique spatiale européenne entre la France, l’Allemagne et l’Italie en 2023 feront évoluer la situation.

Enfin, en incitant les Européens à adopter une position commune, la France pourra « être considérée comme un acteur spatial crédible par l’OTAN » et gagnera en influence dans les prises de décisions. Selon Béatrice Hainaut, chercheuse de l’IRSEM sur les questions spatiales, elle néglige cette organisation internationale qui a pourtant de réelles ambitions spatiales dissuasives, réaffirmées depuis le début de la guerre en Ukraine. La France devrait « tirer parti de la montée en puissance de l’OTAN afin de servir [ses] intérêts » en profitant notamment de la présence du Centre d’excellence de l’OTAN à Toulouse pour « influencer [sa] doctrine spatiale ».

La France doit donc relever des défis à la fois internes et européens pour dépasser son simple statut de prestataire ou de partenaire que partagent tous les États que ne sont pas les États-Unis, la Russie ou la Chine. Elle peut néanmoins encore compter sur son statut de puissance moyenne reconnue qui lui confère une certaine légitimité dans la communauté internationale.

Par Audrey BRIANE

[1]https://www.unoosa.org/oosa/en/spaceobjectregister/index.html

Barnier, Léo ; Cabirol, Michel, « Guillaume Faury : « Ce monde a complètement changé avec des tensions géopolitiques considérables » », La Tribune (en ligne), 13/06/2024: https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/guillaume-faury-ce-monde-a-completement-change-avec-des-tensions-geopolitiques-considerables-999324.html

Cesari, Laetitia, Une nouvelle étape dans le désarmement spatial : le cas des tests de missiles antisatellites à ascension directe, Note de la FRS n°39/2022, 07/12/2022 :Une nouvelle étape dans le désarmement spatial : le cas des tests de missiles antisatellites à ascension directe :: Note de la FRS :: Fondation pour la Recherche Stratégique :: FRS (frstrategie.org).

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