Senghor ou la naissance d’une francophonie à la fois singulière et plurielle

Si le concept de francophonie apparaît au XIXe siècle, Léopold Sédar Senghor est un acteur central de sa métamorphose en réalité politique, se faisant « le principal architecte de la communauté francophone »[1]. Disparu il y a une vingtaine d’années, sa vision retentit encore dans les cercles francophones. 

En ce sens, en 2021, un collectif d’universitaires et de hautes personnalités politiques s’est réuni autour d’un grand hommage, un ouvrage en français, un ouvrage francophone : L’héritage de Senghor est publié. Le livre se présente comme une célébration du vaste bagage légué par le poète-Président. Bâtisseur et défenseur d’une francophonie ouverte et solidaire, il fonde les bases de son unification en une institution : la Francophonie, qui annonce déjà l’éventail des réalités que l’on réunit sous ce seul titre de « francophonie ».

Entre l’institution francophone unifiée et les communautés d’une francophonie diversifiée, que doit-on retenir de l’œuvre de Senghor pour la défense du français à l’international ? 

 

Une francophonie singulière

Naissance de la Francophonie politique

La francophonie – au sens actuel – naît de l’idée d’un retournement de l’objet colonial : Senghor veut faire de la langue française un « principe organisateur de la coopération entre les peuples »[2]. La Francophonie que Senghor façonne, politiquement et poétiquement, est donc celle d’un mouvement d’abord africain : la francophonie est modelée hors de l’hexagone… et à vocation universelle !

En ce sens, la Francophonie est d’abord idéologique, ce qui en fait sa singularité, c’est bien cette ligne de pensée construite par Senghor et sa philosophie. Nombreux témoignages la résument par cette citation de Senghor : « La Francophonie, cet humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre ».

Les idéaux francophones de Senghor sont bien ceux à l’aune desquels se construit un tissu administratif solide pour la Francophonie. Guy Lavorel, président honoraire de l’université Jean Moulin Lyon 3, revient en détail sur son organisation concrète : ce qui deviendra l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) comprend une conférence des chefs d’États ou de gouvernements, un secrétariat général, des conférences ministérielles, la Fondation internationale pour les échanges culturels… ralliées par l’Assemblée parlementaire francophone (APF). En bref, une toile politique complexe et complète qui concrétise la Francophonie en tant qu’elle devient l’organisation politique de la francophonie.

C’est pourquoi le poète-Président est souvent considéré comme « l’artisan de la mise en place de l’architecture institutionnelle de la Francophonie »[3], comme le formule Jacques Krabal, ancien secrétaire parlementaire de l’institution. Mais c’est aussi, comme l’indique la conseillère Langue française et diversité linguistique au Cabinet de la secrétaire générale de la Francophonie, Imma Tor Faus : « la diversité culturelle et linguistique dans laquelle s’inscrit le projet francophone du XXIe siècle [qui] reste fidèle à l’esprit de Senghor »[4].

Francophilie et ouverture

Ainsi surgit la double dimension ouverte par Senghor : la francophonie au sens politique va de pair avec une très importante francophilie, une francophilie qui exalte la diversité. Pour Imma Tor Faus, la poésie de Senghor « a ouvert la langue française à la francophonie africaine »[5]

C’est donc une francophonie de l’ouverture que façonne la vision de Senghor, au contraire d’un cercle fermé, il pense une francophonie dont la force serait de profiter de la diversité des langues et cultures françaises, tout en étant profondément unifiée. Cet humanisme français a vocation à « [s’enrichir] des civilisations qu’il rencontre »[6], souligne Thomas Meszaros, directeur de l’Institut international pour la Francophonie à l’Université Jean-Moulin Lyon 3. 

 

Une francophonie unificatrice

Si l’éloge de la diversité est au cœur de l’idée francophone, le projet s’affirme en réalité autour de l’unité de ces diversités. Dominique Ranaivoson, maître de conférence à l’Université de Lorraine, exprime cet idéal d’une langue « capable de contenir et d’exprimer les nuances de toutes les cultures »[7]. Cela traduit une grande exigence envers la langue française qui doit être à la fois unie et diverse, singulière et transparente. 

Célébration du français, protection de la diversité

Jacques Krabal revient sur cet aspect essentiel : « promotion et respect de la diversité culturelle »[8], sont essentiels, selon lui, Senghor réactive l’aphorisme de la Fontaine « la diversité est notre devise », ce qui montre bien le mot d’ordre que celle-ci représente. Pour lui, cette multiplicité des communautés francophones est la base d’un respect généralisé : « la diversité culturelle appelle en effet au respect de l’égalité des Droits universels à la solidarité humaine »[9], ajoute-t-il. D’ailleurs, il présente ce respect comme filé dans toute la politique francophone : « la francophonie ne s’oppose pas », affirme-t-il, « elle se pose pour coopérer »[10].

À titre d’exemple de cette francophonie « trait d’union »[11], le témoignage de Sami-Paul Tawil, professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris invoque les collaborations entre Léopold Sédar Senghor et Charles Hélou, président de la République libanaise dans les années 1960, qui illustrent la portée de l’outil francophone pour tisser des liens internationaux, en l’occurrence entre le Sénégal et le Liban. 

Des liens entre francophones

Une véritable solidarité par la langue française caractériserait donc la Francophonie. Ainsi, Pierre Gény, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences d’Outre-mer, fait le bilan de « l’héritage de Senghor » par cette phrase : « fraternité, ouverture au monde et métissages, voici les maîtres-mots de son enseignement »[12].

En ce sens, la Francophonie revendiquerait l’absence de conflit au profit du compromis, un message de sagesse, un trait d’union entre des peuples alliés… francophonie qui toutefois se partage exclusivement autour de la langue française, l’ouverture serait donc limitée à ceux qui sont d’ores et déjà nos semblables. La question des relations à l’altérité retentit donc en creux. D’autres témoignages, eux, laissent paraître une dimension plus protectrice, plus défensive de la francophonie, une solidarité forgée par la représentation de la concurrence ? 

 

Une francophonie sur la défensive ?

Face aux autres langues, pour certaines aussi constituées en organismes à l’échelle mondiale, pour les francophones, il y a un besoin de défense voire d’une expansion du français. C’est ce que traduit le fait même d’organiser la francophonie (communauté) en Francophonie (institution) : un groupe organisé est plus à même de porter une même ligne de combat.

C’est à partir de la notion d’intérêts partagés que s’édifie la Francophonie, Abdeljalil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc, parle de ce besoin de « prise de conscience de la sauvegarde, de la survie des identités dans une mondialisation conquérante et agressive »[13]. La Francophonie s’établit donc dans sa dimension de défense identitaire, malgré la fracture que cause la diversité des francophones, puisque l’identité vient d’abord d’une langue partagée, il paraît logique que la Francophonie la prenne comme but et instrument. Imma Tor Faus souligne en effet le projet de « défense et [d’]affirmation de la langue française », porté par les francophones, ainsi que pour désamorcer le déclin du français, il faut « faire reculer le recul de la langue française »[14].

L’ouvrage appelle à voir la Francophonie comme mouvement de lutte pour la langue française, et en particulier contre l’hégémonie de l’anglais, lutte qui s’intensifie à l’heure d’un monde post-Brexit où se pose de plus en plus la question d’une nouvelle langue européenne. L’histoire, et notamment le retour sur la vie et l’œuvre de Senghor, montre bien le français comme langue diplomatique privilégiée en de nombreux points.

Sans doute faut-il nuancer cette vision de la francophonie en tant que lutte en rappelant la pluralité des francophonies. Rien que dans la définition, Kamilla Kurbanova-Ilyutko, maître de conférences au département de linguistique française de l’État Moscou Lomonossov, distingue trois significations [15]: d’abord l’ensemble des populations francophones, ensuite le mouvement en faveur de la langue française et enfin l’organisation politique réunissant des pays ayant la langue française en partage. Elle souligne bien ce pluriel des francophonies, qui par ailleurs, ne sont pas vécues identiquement à travers le monde. Quoi qu’il en soit, une fierté du français semble réellement partagée. 

 

Un message pour la jeunesse

L’ouvrage, L’Héritage de Senghor, s’inscrit comme un véritable colloque de la francophilie, il n’est pas un simple hommage, il est surtout le moyen de souligner l’importance de son message, a fortiori dans une francophonie qui plus que jamais veut se préserver par le renouvellement. Un devoir de mémoire est invoqué, nous aurions la responsabilité « d’entretenir la flamme »[16], de « construire la Francophonie et le monde de demain »[17], un message qui s’adresse donc au premier chef aux jeunes qui représentent de plus, majorité de francophones. Un idéal subsiste avant tout : celui d’une « francophonie populaire, entreprenante, intergénérationnelle, interculturelle, heureuse de se coaliser au service d’ambitions justes, en fidélité à Senghor »[18].

C’est donc vers l’avenir, par la recherche d’un héritage passé, que nous tournent les témoignages, incitant à la réinvention d’une francophonie puissante, capable de peser face aux « menaces » d’une homogénéisation. Le message est avant tout celui d’une différence partagée : protéger la diversité en réaffirmant, en premier lieu, celle que l’on porte soi-même : la francophonie… ou plutôt les francophonies ? 

Par Smila Thorin

 

[1] L’héritage de Senghor (2021), Benjamin Boutin – « Léopold Sédar Senghor, une pensée pour demain », section « L’architecte de la francophonie » page 43

[2] Ibid. Benjamin Boutin – « Léopold Sédar Senghor, une pensée pour demain », section « L’architecte de la francophonie » page 43

[3] Ibid. Jacques Krabal – « Senghor ou la Francophonie unifiée institutions et sociétés civiles, main dans la main ! » page 181

[4] Ibid. Imma Tor Faus – « Léopold Sédar Senghor. Fondateur et maître à penser de la Francophonie » page 64

[5] Ibid. Imma Tor Faus – « Léopold Sédar Senghor. Fondateur et maître à penser de la Francophonie » page 60

[6] Ibid. Thomas Meszaros – « Aux sources du projet francophone de Léopold Sédar Senghor » page 208

[7] Ibid. Dominique Ranaivoson – « De Senghor à Glissant : entre transparence et opacité. Analyse du rapport à la langue française » page 234

[8] Ibid. Jacques Krabal – « Senghor ou la Francophonie unifiée institutions et sociétés civiles, main dans la main ! » page 181

[9] idem

[10] idem

[11] Ibid. Sami-Paul Tawil – « Léopold Sédar Senghor et Charles Helou : un trait d’union francophone entre le Sénégal et le Liban » page 282

[12] Ibid. Pierre Gény – « L’héritage de Senghor » page 142

[13] Abdeljalil Lahjomri – « C’était Senghor », section « Senghor, le nom de francophonie » page 291

[14] Ibid. Imma Tor Faus – « Léopold Sédar Senghor. Fondateur et maître à penser de la Francophonie » page 60

[15] Ibid. Kamilla Kurbanova-Ilyutko – « La Francophonie de Senghor et ses répercussions sur le développement de la sociolinguistique et de didactique du Français » page 109

[16] Ibid. Benjamin Boutin – « Léopold Sédar Senghor, une pensée pour demain », section « Notre responsabilité : entretenir la flamme » page 45

[17] Ibid. Pierre Gény – « L’héritage de Senghor » page 142

[18] Ibid. Benjamin Boutin – « Léopold Sédar Senghor, une pensée pour demain », section « Notre responsabilité : entretenir la flamme » page 45