Métavers : entre ciel et terre, les enjeux de la conquête d’un Nouveau Monde

                   Les plus grands auteurs de science-fiction l’avaient imaginé, les pionniers de la Silicon Valley sont en train de le faire. « Nous pensons que le métavers sera le successeur de l’internet mobile », professe Mark Zuckerberg. « La technologie, depuis ses débuts, nous a donné le pouvoir de nous exprimer et de vivre dans un monde plus riche encore »[1]. La création du métavers, un monde entièrement virtuel et parallèle au monde physique, revêt des enjeux majeurs en matière technologique et cristallise les tensions internationales.

@Unsplash – Minh Pham

 

Le rêve libertarien

À la croisée entre le jeu vidéo et le réseau social, les projets de métavers entendent décupler les possibilités d’immersion de nos cinq sens dans un « Nouveau Monde », d’après le nom du métavers d’Amazon. Il s’agit d’ « une technologie construite autour des gens qui nous permettra de vivre et d’interagir avec le monde »[2], explique, quant à lui, le patron et fondateur de Facebook. « Tout ce qu’on fait en ligne aujourd’hui, interagir, se divertir ou travailler aura l’air plus naturel et plus vivant. »

Si le métavers est encore loin de voir le jour, son émergence future ouvre le champ des possibles et répond au rêve libertarien présent en Occident. « Vous pourrez y faire presque tout ce que vous imaginez : vous réunir avec vos amis, votre famille, travailler, étudier, jouer, acheter, créer et bien plus encore que ce que l’on peut imaginer faire avec un ordinateur ou un téléphone », lance Mark Zuckerberg, comme une invitation à repousser les limites du tangible.

 

Innovations majeures, enjeux économiques et énergétiques

Le développement du métavers revêt également un enjeu financier et commercial car il s’agit d’un véritable eldorado en devenir permettant d’une part de collecter d’immenses quantités de données personnelles sur les utilisateurs, et d’autre part, d’ouvrir de nouveaux marchés gigantesques. Estimées à hauteur de « […] plusieurs millions de dollars […] », les ventes de NFT (jetons non-fongibles) « ont […] démontré le potentiel disruptif des marchés en ligne émergents et des nouveaux modes de commerce […] », annonce l’entreprise Accenture[3].

Les investissements engagés doivent, à court terme, permettre de faire émerger les technologies et les commercialiser auprès du grand public. Dans cette optique, Mark Zuckerberg a annoncé[4] investir 10 milliards de dollars par an et recruter 10 000 talents en Europe pour faire émerger les technologies utiles au développement du futur métavers dont les objets connectés seront le fer de lance tels que les fameux casques Oculus. « 11,2 millions de casques [à réalité virtuelle] ont été vendus en 2021, tandis que les estimations de la taille du marché du matériel RV vont de 6,3 milliards de dollars (avec un taux de croissance annuel composé (TCAC de 45%) à 21,8 milliards de dollars (avec un TCAC de 15%)) »[5], détaille Sam Gilbert, chercheur à l’Université de Cambridge, dans un rapport de l’IFRI.

De même, les industries du divertissement, ayant connu une période difficile pendant la pandémie, entendent profiter de cette nouvelle opportunité et de ces marchés porteurs. « Le marché du métavers pourrait atteindre 783,3 milliards de dollars en 2024 contre 478,7 milliards de dollars en 2020, soit un taux de croissance annuel composé de 13,1 %, selon notre analyse et les données de Newzoo, IDC, PWC, Statista et Two Circles » [6].

Cette perspective encourageante néglige cependant les enjeux énergétiques et matériels. « À grande échelle, la réalité virtuelle et les autres technologies du métavers consommeront de la puissance de calcul, de la bande passante, de l’énergie, des minéraux et des métaux avec encore plus de voracité que le web actuel […] », prévient Sam Gilbert. « […] Plus l’ambition de transcender la réalité est vantée, plus la dépendance au monde matériel est forte. »

Bien qu’il soit trop tôt pour établir une estimation précise de l’augmentation des besoins énergétiques liés à l’essor du métavers, cette tendance risque de renforcer la dépendance énergétique française et européenne dans un contexte de cristallisation des tensions internationales autour des routes d’approvisionnement énergétique. 

 

Un terrain d’affrontement sino-américain et une troisième voie franco-européenne ?

Le métavers est un nouveau monde vierge et certainement un futur théâtre d’affrontement des puissances. Face aux blocs sino-américains et souffrant d’un retard manifeste, la France et l’Europe tentent de s’organiser. « Nous nous battrons pour bâtir un métavers européen », a assuré le Président Macron le 17 mars 2022 à Aubervilliers à l’occasion de la campagne présidentielle. « C’est un sujet clé à la fois pour la création, mais aussi pour la capacité pour tous nos créateurs, quels que soient leur champ culturel et leur champ d’activité, […] de ne pas dépendre d’acteurs ou d’agrégateurs anglo-saxons ou chinois, qui pourront totalement contourner les règles de respect des droits d’auteur ou des droits voisins ».

À titre d’exemple, le Digital Services Act, voté par le Parlement européen le 5 juillet 2022, vise à encadrer les activités des géants du numérique[7] et par conséquent à protéger les entreprises et utilisateurs d’Internet en Europe. Un premier pas positif bien que, selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, il faille élargir la législation car « ces contenus ne sont pas forcément illégaux, mais ils peuvent être nocifs »[8].

Bénéficiant d’avantages comparatifs et de nombreux atouts technologiques, « la France est un terrain très favorable à l’innovation culturelle, agissant comme une véritable Silicon Valley de l’immersion. Au travers de ses soutiens publics, elle a donné naissance à une génération très talentueuse de sociétés de production et studios de création. La France est le meilleur choix pour répondre à des schémas d’investissements sur le long terme, supérieur à 3 ou 5 ans […] afin de nous donner le temps de proposer des contenus transformatifs », explique le PDG de l’entreprise française Atlas V[9]. Dans le domaine des jeux vidéo, « les seules entreprises européennes figurant dans le top 20 sont la société suédoise Embracer et la société française Ubisoft », complète Sam Gilbert.

Pourtant, ces pépites sont en proie aux pillages américains et chinois, et pour cause, en matière de protection, « l’Europe part de loin », explique Sam Gilbert[10]. « La position apparemment faible de l’Europe est en partie le reflet des fusions et acquisitions de la dernière décennie. Par exemple, le suédois Mojang Studios, qui a développé Minecraft, a été acquis pour 2,5 milliards de dollars par Microsoft en 2014, et le Finlandais Supercell, surtout connu pour le jeu mobile Clash of Clans, a été acquis pour 8,6 milliards de dollars par Tencent en 2019 », détaille Sam Gilbert. Ainsi, malgré une législation protectrice, les pouvoirs publics semblent passifs en matière de défense des pépites françaises et européennes.

Faire émerger un métavers européen nécessitera prioritairement une protection des technologies française et européenne qui pourront, à terme, constituer les futures briques technologiques de l’infrastructure.

 

Quelles perspectives d’évolution ?

L’émergence du métavers comporte un enjeu en matière de gouvernance eu égard au pouvoir que le métavers confère aux groupes privés au détriment des pouvoirs financiers et législatifs des États. Qui décidera des normes appliquées dans les métavers ? Qui pourra battre monnaie ? « […] Un système de droits de propriété opposable serait nécessaire pour empêcher les développeurs d’applications de métavers de confisquer, de détruire ou d’interférer de quelle que manière que ce soit avec les biens virtuels achetés par les utilisateurs », précise Sam Gilbert. « Si on ne détermine pas cela maintenant, il sera trop tard pour arrêter la machine une fois lancée »[11], prévient Olivier Mauco. Des solutions telles que les NFT, s’appuyant sur des technologies décentralisées comme la blockchain, sont à l’étude permettant d’empêcher toute falsification des produits et au contraire d’assurer une commercialisation en toute transparence.

Pour l’heure, ce sont les GAFAM qui sortent gagnants de cette course à la technologie. « Sur le web, Meta [le nouveau nom de Facebook] est de plus en plus à l’étroit et corseté par des règles de transparence et de protection des données personnelles. Avec le métavers, le groupe peut recréer son indépendance et se doter de nouvelles marges de manœuvre. Il y a dans cette quête une recherche d’hégémonie, même si le groupe plaide officiellement l’ouverture et le partenariat », partage Nicolas Reffais, associé Médias chez BearingPoint[12].

L’émergence de technologies disruptives, de différents acteurs privés et étatiques et de normes pléthoriques risque d’empêcher l’émergence d’un métavers unique ce qui pose d’ores et déjà la question de l’interopérabilité. « Le métavers exige l’interopérabilité de différentes plateformes de RV [réalité virtuelle] : pour cela, quantité de nouvelles normes et de nouveaux protocoles seront nécessaires, ainsi qu’une rationalisation des normes web existantes », ajoute Sam Gilbert. « Le rêve ultime c’est l’interopérabilité, que l’utilisateur puisse posséder ses données et voyager librement d’un métavers à l’autre », précise Marie Franville, cofondatrice de Nabyia[13]. Pourtant, « pas certain que les concepteurs le souhaitent en réalité », explique Jérémy Lamri, chercheur[14], préférant probablement jouer sur l’exclusivité de leur modèle.

À terme, le métavers pourrait devenir une échappatoire aux dures réalités du monde physique, permettant au commun des mortels de s’extirper d’une existence dépourvue d’espoir, à l’image de l’Oasis, le métavers du film Ready Player One[15], dans lequel les personnages cherchent, dans le divertissement, une façon d’oublier leur quotidien morose. « L’imagination gouverne le monde », les mots de Napoléon sonnent plus que jamais comme visionnaires, prémonitoire ?

                                                                                                                                                                             Simon DOUAGLIN

 

[1] A l’occasion de la Conférence Connect, 28 octobre 2021

[2] A l’occasion de la Conférence Connect, 28 octobre 2021

[3] Meet me in the Metaverse – Technology Vision 2022 – Accenture

[4] A l’occasion de la Conférence Connect, 28 octobre 2021

[5] Sam Gilbert, « L’économie politique du métavers », Briefings de l’Ifri, Ifri, juin 2022

[6] Article Bloomberg : https://www.bloomberg.com/professional/blog/metaverse-may-be-800-billion-market-next-tech-platform/

[7] Site internet Vie Publique : https://www.vie-publique.fr/eclairage/285115-dsa-le-reglement-sur-les-services-numeriques-ou-digital-services-act

[8] Journal du Geek : Facebook : qu’à dit Frances Haugen à l’Assemblée Nationale ? Par Julie Hay – 10 novembre 2021

[9] S&D Magazine : Qu’attendre de la promesse du métavers ? Geoffrey Comte https://sd-magazine.com/?p=12104

[10] Sam Gilbert, « L’économie politique du métavers », Briefings de l’Ifri, Ifri, juin 2022

[11] Le métavers est-il éthique ? – Les Echos – Florent Vairet – 30 mai 2022

[12] Le metavers sera-t-il vraiment l’internet du futur ? – 30 octobre 2021 – 01.net

[13] Au fait qui dirige le métavers ? – 30 mai 2022 – Les Échos

[14] Le métavers, et si c’était que du bullshit ? – 30 mai 2022 – Les Échos

[15] Roman d’Ernest Cline, film de Steven Spielberg 2018