L’industrie du jeu vidéo, entre marché porteur, influence culturelle et francophonie

« Depuis quelques années, le jeu vidéo affole les compteurs », interpellent les auteurs du rapport de la Fondapol, « alors que son industrie affiche une excellente santé financière avec 5,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France en 2021, il rassemble 73 % des Français en tant que joueurs occasionnels, devenant dès lors le premier loisir national ».

Suite à la crise sanitaire, le jeu vidéo s’inscrit entièrement dans les nouveaux critères de dématérialisation dictés par les restrictions gouvernementales, aussi bien du côté des entreprises que du côté des joueurs. Si bien que les industries culturelles et créatives (ICC) sont devenues un secteur dont la forte croissance du marché mondial requiert l’attention des pouvoirs publics qui entendent à la fois peser sur un marché porteur dans un contexte de forte concurrence internationale mais également s’investir dans un secteur qui forge « […] nos imaginaires, nos accès à l’information, mais aussi nos accès à des représentations, à des héros, une forme de nouvelle anthropologie collective. »

Le rapport de la Fondapol, intitulé « L’industrie française du jeu vidéo, De la French touch à la french pride », et rédigé par Loïse Lyonnet, en charge du suivi technique et politique sur les enjeux culturels et territoriaux au Sénat, et Pierre Poinsignon, chercheur, praticien et enseignant en sciences de gestion-stratégie, nous entraîne dans cette industrie culturelle où la réalité économique côtoie les enjeux culturels et linguistiques. Les francophones pourront-ils tirer leur épingle du jeu ?

Un ancrage territorial et un secteur stratégique pour la France

Face à un environnement international concurrentiel et en pleine expansion, l’industrie française du jeu vidéo parvient à se démarquer d’abord grâce à un écosystème offrant une large offre de formation. « A titre d’exemple, sur l’année 2019, trois écoles (Art FX, Isart Digital et Bellecour école) sont classées parmi les 10 meilleures écoles dans la catégorie « PC et consoles » et quatre écoles (Rubika, ArtFX, MoPA et Isart Digital) sont citées dans les catégories « Animation 2D » et « Animation 3D » », indique la Direction générale des entreprises dans son rapport d’étude[1]

Le deuxième atout français : une forte créativité qui permet aux productions françaises de marquer leur singularité et mettre en avant leur qualité face aux productions étrangères. « Depuis quelques années, la France est, de nouveau, reconnue mondialement pour la grande créativité et les succès critiques et publics de ses productions, émanant de petits studios disposant de bien moins de moyens que les grands studios mondiaux, autorisant les acteurs français à parler d’un renouveau de la French Touch à l’époque actuelle », complète la Fondapol. « Mieux, si les acteurs de la French Touch des années 1980 n’avaient pas réussi à assurer leur pérennité, les acteurs actuels ont également réussi à développer un modèle économique sain et vertueux. »

Ce savoir-faire à la française se traduit par un fort ancrage territorial, avec 700 studios recensés en 2021 (contre 500 en 2019), dont les activités sont tournées, à hauteur d’environ 70% vers la production, le reste étant des activités d’édition et de distribution. « C’est le résultat d’un héritage culturel qui encourage la création. C’est également le résultat du travail des écoles et universités sur le territoire, qui forment des talents pour cette industrie. C’est enfin la traduction d’un véritable boom de la création », indiquent les responsables du SNJV. Un ancrage largement dominé par l’Île-de-France avec 43,4% des entreprises du secteur, suivi par la région Auvergne-Rhône-Alpes (12,8%), la région Nouvelle-Aquitaine (10,5%) puis l’Occitanie avec 10,3% des entreprises.

La force de l’innovation et de la créativité

Les industries culturelles et créatives (ICC) reposent en grande partie sur la force d’innovation et la tendance est actuellement favorable aux jeux vidéo sur téléphone portable dont les coûts de développement sont relativement réduits. Ce nouveau modèle se rapproche « d’une économie de start-up, avec de l’autofinancement où le gain est un pari qui résulte de la croissance de l’entreprise et non des marges de ventes. Cette économie diffère de celle du modèle consolier qui est une industrie capitalistique. Coexistent alors dans le même secteur, des formes d’économie et de modèles d’affaires très différents », rapporte la Fondapol.

Toute la créativité innovante des studios français a été saluée le 9 mars dernier, lors de la cérémonie des Pégases 2023, cérémonie de récompense des jeux vidéo tricolores. « Les derniers vainqueurs des trophées Pégase, récompensant les meilleurs jeux vidéo français de l’an passé, montrent justement cette très grande créativité et la très grande variété des productions françaises. Sacré jeu de l’année aux Pégases auréolé d’un très joli succès à sa sortie en juillet 2022 sur PlayStation et PC, Stray a été l’un des événements de l’an passé. Jeu dans lequel on incarne un chat errant (« stray cat ») dans une cité cyberpunk uniquement peuplée de robots et d’autres félins, Stray a été unanimement salué comme une réussite pour son gameplay, son ambiance et ses qualités techniques, notamment le réalisme de son animation. »[2]

Croissance mondiale, concurrence internationale et marché global

Si le dynamisme et la créativité français dans le secteur des industries culturelles et créatives ne sont plus à démontrer, la concurrence internationale est de plus en plus rude avec un marché chinois en pleine expansion, par ailleurs, contrôlé et régulé par les pouvoirs publics. Pour toucher le marché chinois, il faut d’abord passer les filtres et les contrôles de « bonne moralité ». 

La pérennité de l’industrie française des jeux vidéo dépend en grande partie des exportations (36,5% du chiffre d’affaires français du secteur, réalisé à l’international en 2020)[3]. « Nos entreprises vidéoludiques sont de plus en plus tournées vers l’export de leurs productions : les entreprises et les studios de développement français ont consacré 17% de leur budget annuel de fonctionnement au développement international en 2020 », indiquent les auteurs du rapport de la Fondapol.

Face à la concurrence internationale, les gouvernements de nombreux pays cherchent à soutenir et à financer leurs industries nationales. « En 2020, le gouvernement allemand a décidé de mettre en place un fonds de soutien au financement des studios locaux de 50 millions d’euros, et le Royaume-Uni a annoncé, en 2022, un plan de soutien de 50 millions d’euros de soutien aux industries créatives (même si 21 millions sont destinés à la promotion internationale du cinéma) », indique le SELL et le SNJV, dans leurs propositions édictées au moment des élections de 2022.

Ainsi, dans un environnement très concurrentiel, le soutien des pouvoirs publics est absolument décisif pour attirer et retenir les entreprises de la filière.

Soutien public français et rayonnement international

Les productions françaises sont largement intégrées au marché mondial et profitent même de la notoriété de certaines marques célèbres pour se développer. « Les studios français se sont […] emparés de grandes franchises : Shiro Games (Bordeaux) a développé Dune : Spice Wars, jeu de stratégie en temps réel d’après l’univers de science-fiction de Frank Herbert », ajoute le CNC. « Citons également Steelrising, jeu d’action se déroulant dans le Paris de la Révolution française et mettant en scène des automates bardés d’armes : le jeu, très inspiré par les franchises japonaises Dark Souls et Bloodborne, est issu du studio parisien Spiders. »[4]

Ce dynamisme français s’explique en grande partie par un soutien des pouvoirs publics aux initiatives françaises via deux dispositifs : le crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV), qui « […] est un dispositif d’incitation fiscale permettant aux entreprises de création de déduire de leur impôt une part des dépenses de production d’un jeu, c’est-à-dire 30% des dépenses de production éligibles » ; et le fond d’aide au jeu vidéo (FAJV), quant à lui, « doté de 4 millions d’euros par an en moyenne, a été créé en 2008 et accompagne les auteurs et entreprises de création via des aides sélectives, versées sous forme de subventions ».

Le jeu vidéo, vecteur de culture et de langue française ?

En tant qu’industrie culturelle et créative, les jeux vidéo participent à façonner nos esprits et jouent donc le rôle de levier d’influence. « Les industries culturelles et créatives forgent nos imaginaires – en particulier celui de nos enfants -, filtrent nos accès à l’information, imposent des représentations et des héros », indiquent les responsables du plan France 2030, c’est pourquoi les pouvoirs publics entendent se saisir de cet incroyable outil qui participe à étendre l’influence de la culture, notamment via l’utilisation de la langue française.

D’ailleurs, le financement public des industries culturelles et créatives est souvent conditionné à l’utilisation de la langue française. « Les projets accompagnés [par les pouvoirs publics] doivent être conçus et écrits en langue française », indique la Fondapol. En effet, les aides publiques visent à soutenir la filière française mais également à développer l’influence francophone dans le monde car l’industrie du jeu vidéo représente aussi un levier d’influence au même titre que les autres ICC. « En tant que vecteur de valeurs et de mode de vie occidental, le jeu vidéo, par son caractère internationalisé et sa diffusion massive, participe au soft power de notre pays », concède les auteurs du rapport.

Identifié comme un marché d’avenir par le plan France 2030, le secteur des jeux vidéo bénéficie du soutien public pour étendre son influence dans le monde, notamment via le programme ICC Immersion, également porté par l’Institut Français, et qui « […] a pour objectif de donner aux entreprises sélectionnées une connaissance approfondie des pays cibles au contact de professionnels étrangers, et de bénéficier d’une immersion en 3 phases dans les écosystèmes locaux afin de favoriser la mise en réseau et les opportunités d’affaires », indique le Ministère de la Culture.

Si les auteurs du rapport de la Fondapol, éludent tout lien entre la langue et les jeux vidéo, les industries culturelles et créatives revêtent pourtant un aspect culturel (et linguistique dans une moindre mesure), qui permet aux industries francophones et hexagonales de se démarquer de l’offre dite « grand public » pour se concentrer sur des segments plus culturels. « La question linguistique ne semble pas intervenir dans le secteur des jeux vidéo. Si la langue anglaise a toujours accompagné le développement de l’informatique de manière générale, la langue française est souvent moins adaptée au codage mais peut-être davantage à la recherche et développement de jeux vidéo s’appuyant sur les sciences humaines », intervient Nicolas Szilas, maître d’enseignement et de recherche à l’université de Genève.

Si le jeu vidéo n’est pas vecteur de langue française, il représente tout de même une opportunité d’explorer de nouveaux champs de recherche culturels. « Tout notre travail repose sur la codification d’imaginaires complètement différents des jeux vidéo grand public. Dans notre laboratoire, nous travaillons sur des prototypes de recherche, où l’objectif est de reproduire des imaginaires du quotidien. Intitulé Nothing For Dinner, le jeu a été créé en anglais et en français (ce qui est rare pour un travail de recherche) et se concentre sur des histoires où le joueur incarne un adolescent qui est confronté aux troubles comportementaux de son père. »

Le secteur du jeu vidéo est très proche du cinéma et semble suivre un développement similaire : partant du grand public, un segment des jeux vidéo tend à devenir « de niche » en proposant des histoires novatrices. « Les chercheurs veulent exploiter le potentiel car le jeu vidéo n’a pas de raison de rester cantonner dans le jeu d’action ou le jeu de sport », précise Nicolas Szilas. « Le développement de l’IA permet une génération de nouvelles histoires, permettant de renouveler les scénarii qui sont d’ordinaire très similaires. »

D’un point de vue technique, « on développe des algorithmes, afin d’enrichir les jeux de nouvelles histoires, souvent plus innovantes et par conséquent, vivre des situations plus riches d’un point de vue humain », complète Nicolas Szilas. 

Vers un rayonnement international des ICC francophones ?

On ne peut évoquer le jeu vidéo francophone sans parler du Québec qui a vu l’émergence d’une zone de développement concentrée à Montréal, jusqu’à en faire un pôle majeur de l’industrie du jeu vidéo international, reposant principalement sur une incroyable force créative.

Montréal est ainsi devenue « […] la troisième place mondiale du jeu vidéo, après San Francisco et le Japon », indique la Fondapol, et tout cela en trois temps : « une phase d’apparition des premiers germes sous l’impulsion d’un homme, une phase de décollage sous l’impulsion d’une grande entreprise et d’une politique volontariste, et une phase de densification institutionnelle. Lors de la première étape, la ville connaît, de manière fortuite, la constitution d’un réseau de fournisseurs techniques. La deuxième étape est caractérisée par l’arrivée d’un géant du jeu vidéo, Ubisoft, convaincu par des politiques publiques portées par des gouvernements voulant faire de Montréal une place mondiale du multimédia. Enfin, la troisième et dernière étape voit une densification institutionnelle, avec l’arrivée d’un nombre important d’acteurs, séduits par la ville, mais aussi par la création d’écoles ou de centres de recherche ».

« La concurrence principale dans le secteur très concurrentiel des jeux vidéo est représentée par les États-Unis mais l’espace francophone a une carte à jouer car les jeux vidéo américains suivent principalement les règles du marché tandis que les jeux vidéo de la francophonie, toujours dans une logique de marché, font la part belle aux sciences humaines », indique Nicolas Szilas. Et d’ajouter : « A ce titre, Montréal est justement le bon compromis entre un système économique dynamique et un environnement francophone propice à la créativité. » 

Quid des autres pays francophones ? « De son côté, la Suisse ne connaît pas du tout le dynamisme de la France en matière de jeux vidéo, même s’il existe beaucoup de soutien des pouvoirs publics ces dernières années, la confédération parvient surtout à percer dans le domaine du graphisme », confie Nicolas Szilas, chercheur suisse.

Les auteurs du rapport présentent la réussite de Montréal comme une humiliation pour la France, comme en témoigne la fuite des cerveaux français vers la Belle Province et à l’instar du géant français Ubisoft, « qui emploie aujourd’hui plus de personnes au Canada qu’en France », mais ce revers français pourrait aussi être vu comme une opportunité de coopération entre partenaires francophones, dans la mesure où le soutien du gouvernement français est conditionné à l’utilisation de la langue française. 

Québec et France auraient donc tout intérêt à coopérer surtout dans un contexte où la plus grande concurrence est internationale et dépasse les frontières de la francophonie.

Par Simon DOUAGLIN
  • [1] Étude sur l’industrie du jeu vidéo en France – Tissu économique et compétitivité – Mars 2021
  • [2] https://www.cnc.fr/jeu-video/actualites/pourquoi-les-jeux-video-francais-sontils-si-attractifs-dans-le-monde_1917882
  • [3] SNJV
  • [4] Article du CNC