Les crypto-actifs face à l’Euro numérique : entre libertés individuelles et souverainetés européennes

                 Bitcoin contre Euro : c’est le combat de la monnaie virtuelle contre la monnaie de fer. D’abord marginales, ces monnaies en ligne ont progressivement pris de l’importance jusqu’à remettre en cause la prérogative des États à battre monnaie. Mis à l’honneur par les ministres à l’occasion du G7 [1] en octobre 2021, les monnaies numériques jouent dorénavant un rôle capital dans la modernisation du système financier comme dans l’accélération des paiements nationaux et internationaux. En concurrence directe, la France et l’Union européenne vont tenter de se réinventer grâce à l’Euro numérique. Dans le respect des libertés individuelles ? Quid des souverainetés nationales ?

 

@AlesiaKozik/Pexels
L’émergence des crypto-actifs

Les crypto‑actifs, tels que le Bitcoin ou l’Ether, sont nés au début des années 2010, dans le sillage du développement à l’échelle mondiale de communautés dites « virtuelles », c’est‑à‑dire « rassemblant des internautes au moyen d’outils d’interaction numériques (chat, forum, etc.) », d’après les rapports annuels de la Banque de France [2]. Souvent désignés par abus de langage sous le terme « monnaies virtuelles » ou « crypto‑monnaies », ces actifs sont définis par le Code monétaire et financier comme « tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non-monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur ».

Les crypto-actifs ont émergé en s’appuyant sur l’innovation de rupture apportée par la technologie blockchain, développée à partir de 2008, pour stocker et transmettre des informations suivant une logique de toute transparence (infalsifiable) et totalement décentralisée, sans organe central de contrôle.

Ainsi, les crypto-actifs « présentent de nombreux avantages », tels que la « facilité d’utilisation », la « rapidité » et l’ « efficacité », observait le président de la BCE [3], mais ils « posent également des risques liés à la confidentialité, à la sécurité et à l’accessibilité »,[4] et surtout à la volatilité des cours qui ne sont pas garantis par une banque centrale contrairement aux monnaies traditionnelles.

Les crypto‑actifs ne répondent pas à une logique de moyen de paiement, au sens du Code monétaire et financier, et plus « particulièrement à la définition de la monnaie électronique, dans la mesure où ils ne sont pas émis contre remise de fonds. De ce fait, et contrairement à la monnaie électronique, les crypto‑actifs ne sont pas assortis, dans l’Union européenne, d’une garantie légale de remboursement à tout moment et à la valeur nominale en cas de paiement non autorisé. »

Les crypto-actifs ont malgré tout rencontré un succès auprès d’un public désireux de spéculer sur le cours très volatile de ces nouvelles monnaies en ligne ou bien souhaitant s’émanciper de la tutelle des États.

 

Une menace pour la souveraineté monétaire

Bitcoin, Ethereum, Libra/Diem de Facebook … Ces monnaies à l’appellation exotique se sont développées à grande vitesse ces dernières années. Initialement conçus comme des instruments d’échange dans le monde numérique, les crypto‑actifs ont progressivement pris pied dans l’économie réelle, au travers de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, leur conservation, leur utilisation comme instrument d’échange ou encore plus récemment instrument de placement et de financement avec l’apparition des Initial Coin Offering. « Ces évolutions récentes, ainsi que le développement rapide d’une bulle spéculative, appellent aujourd’hui les régulateurs et superviseurs du système financier à, s’interroger sur une évolution du cadre réglementaire adaptée à l’essor de ces actifs, dans une démarche concertée à l’échelle européenne et internationale. » [5] Au point d’inquiéter le FMI qui, dans son Rapport sur la stabilité financière dans le monde, consacre le chapitre 2 au risque posé par ces actifs numériques basés sur la blockchain. « Les crypto-actifs et la finance décentralisée sont porteurs de risques considérables pour la protection des investisseurs. Le caractère anonyme des crypto-actifs et le manque de normes internationales créent des déficits de données importants pour les autorités de réglementation et risquent de compromettre l’intégrité financière », préviennent les auteurs du rapport. Le FMI craint en effet que l’ampleur du phénomène puisse se transmettre à l’économie réelle et ainsi la déstabiliser.

Plusieurs monnaies digitales de banque centrale sont donc susceptibles de voir le jour au cours des années à venir, encouragée par le FMI, et cela, pour de nombreuses raisons : gérer la place des espèces, limiter le pouvoir de marché des prestataires de paiements privés et surtout pour contrer la menace que font peser les crypto-actifs privées sur la souveraineté monétaire des pays européens. « Les pays émergents et les pays en développement qui font face à des risques de [dé]dollarisation doivent en priorité renforcer leurs politiques macroéconomiques et prendre en considération les avantages de l’émission de monnaies numériques de banque centrale. »

Cette déstabilisation induite par les crypto-actifs et dirigée directement contre le modèle économique et financier européen établi, force la France et l’Union européenne à faire évoluer l’Euro vers un modèle de monnaie numérique, plus flexible et s’inspirant du modèle des crypto-actifs.

 

L’Euro numérique : un cryto-actif d’Etat ?

En réaction au développement des crypto-actifs, la BCE travaille à un projet de monnaie numérique dont le but serait de compléter la monnaie physique. « Le but de nos travaux est de veiller à ce que, à l’ère numérique, les ménages et les entreprises aient toujours accès à la forme de monnaie la plus sûre : la monnaie de la banque centrale », explique Christine Lagarde, présidente de la BCE. En vérité, tous les gouvernements actuels sont en train de réfléchir à une disparition programmée de l’argent liquide, au profit de moyens de paiement numérisés.

C’est vrai, un tel dispositif « constituerait une solution de paiement supplémentaire, plus facile à utiliser, contribuant ainsi à l’accessibilité et à l’inclusion », d’après la BCE. Lancée à terme dans toute la zone euro, cette forme de monnaie serait disponible pour les paiements de détail (c’est-à-dire pour les dépenses quotidiennes des particuliers et des entreprises). « Elle s’inscrit dans le contexte de développement de projets similaires, notamment en Suède (lancement d’un projet pilote de e-krona en février 2021), aux États-Unis (avec la Fed [6]) ou même en Chine (le e-yuan est désormais opérationnel sur les téléphones depuis le mois de mars 2021) », d’après la CNIL.

Contrairement aux crypto-actifs, un euro numérique constituerait « un gage de sécurité », rappelle Fabio Panetta [7]. « Comme les espèces, il représenterait en effet une créance directe sur la banque centrale et serait dès lors sans risque de liquidité, de crédit ou de marché », note le membre du directoire de la BCE.

Les autorités européennes (autrement dit la CNIL avec le RGPD) de protection des données ont récemment mis l’accent sur les risques significatifs pour la vie privée et la protection des données pouvant résulter de ce type de projet (suivi et surveillance généralisés des transactions à travers les systèmes de paiement, interférence excessive d’entités étatiques centralisées, risques cyber ou de services privés dans les données de paiement, etc.) notamment s’il se traduisait par la centralisation des comptes auprès de la banque centrale, et sur la nécessité de concevoir l’Euro numérique de manière conforme aux lois et principes européens.

Les États, dépassés par les crypto-actifs, sont placés devant un dilemme : garder leur prérogative sur le contrôle de la monnaie ou garantir le respect des libertés individuelles. Le choix de la BCE de miser sur l’Euro numérique semble montrer la voie vers une traçabilité et une transparence accrue au risque de n’offrir que plus de surveillance et moins de libertés à ses utilisateurs.

 

Par André O

 

 

 

[3]Site internet  de la BCE : https://www.ecb.europa.eu/press/blog/date/2021/html/ecb.blog210714~6bfc156386.fr.html 

[4] En effet, les paiements numériques restent davantage utilisés par les consommateurs aux plus hauts revenus, alors que les personnes aux revenus plus faibles privilégient les espèces (Remarque de Fabio Panetta)

[5] Les crypto‑actifs sont hautement spéculatifs et leurs cours peuvent à tout moment s’effondrer. Lien Banque de France : https://publications.banque-france.fr/lemergence-du-bitcoin-et-autres-crypto-actifs-enjeux-risques-et-perspectives

[6] La Fed ou Réserve fédérale est la banque centrale américaine

[7] Fabio Panetta est membre du directoire de la BCE