Le rôle de l’outil maritime dans la stabilité des empires

Contrôler les routes maritimes, disposer d’une flotte marchande ou navale, bénéficier de points d’appui stratégique, sont autant d’atouts sur lesquels les puissances tentent de s’appuyer pour pérenniser leur pouvoir. Loin d’être optionnel, les empires se doivent de maintenir le lien qui les unit à la mer, car ceux qui négligent cet aspect maritime sont souvent condamnés à péricliter.

À la conquête des mers et des océans, c’est ce que nous enseigne Cyrille P. Coutansais, dans son ouvrage Histoire des empires maritimes. Véritable mine d’informations, le livre présente un double intérêt. Tout d’abord, il définit et donne une cohérence à ces vastes ensembles disparates qu’ont pu être ces empires, empires, parfois méconnus, et dont l’étude a été souvent négligée. Ensuite, par cette minutieuse analyse historique, il fait le pari d’une analyse prospective en lançant des hypothèses sur ce que sera le monde maritime de demain. En somme, un ouvrage d’une grande qualité utilisant le prisme historique pour anticiper l’actualité à venir. 

La mer : dans l’ombre des empires continentaux

Les premiers empires étaient des empires continentaux s’appuyant sur des forces militaires terrestres qui ont conquis des territoires périphériques [1]. Quant à la mer, elle est longtemps restée, durant cette période, un espace méconnu, incontrôlé, source de danger et d’incertitudes.

L’empire perse, premier et plus vaste empire jamais créé durant l’Antiquité, en est l’archétype. La mer est la plaie béante des grands rois. À plusieurs reprises, notamment sous Xerxès, l’empire voit ses desseins et ses entreprises de conquêtes être stoppés par les flots égéens. « Marathon [2] sonne le prélude d’un affrontement opposant le Perse Xerxès et ses alliés carthaginois à Thémistocle, stratège athénien à la tête de la coalition des cités de l’Hellade. Les Perses, vainqueurs sur terre, sont contraints de négocier du fait de leur incapacité maritime »[3], indique Cyrille P. Coutansais. L’exemple perse nous apprend que le vainqueur sur terre devra un jour ou l’autre maîtriser les mers pour inscrire son empire dans la durée.

Toujours pendant l’Antiquité, certaines puissances ont tout de même réussi à développer leur maîtrise de la mer et, par conséquent, à asseoir leur puissance, à l’instar des cités grecques qui ont dominé le pourtour méditerranéen oriental, sans que l’on puisse pour autant parler d’un « empire maritime ». « Le monde grec, monde marin par excellence, n’est jamais parvenu à fonder un véritable empire maritime. À l’image d’Athènes, les cités grecques essaimèrent colonies, comptoirs, tentèrent pour certaines d’exercer un véritable imperium, sans toutefois parvenir à le faire perdurer. Du fait de leur morcellement, mais sans doute aussi en l’absence d’un arrière-pays apte à fournir l’assise d’une telle construction politique », explique Cyrille P. Coutansais.

 

Compréhension et domestication progressive de la mer

Dans les siècles suivants, les mers ont progressivement été domestiquées par les différentes puissances comme les européens qui ont progressivement repoussé les limites des explorations, aidés par des innovations technologiques.

Contrairement, à l’Asie et aux Amériques qui voient, au fil des siècles, leurs espaces occupés par une succession d’empires continentaux, l’Europe, malgré elle, réussit à s’engager dans une odyssée maritime grâce à la (relative) stabilité des royaumes [4] qui l’habitent. Cette durabilité couplée aux « contacts entre les mondes maritimes nordique et méditerranéen se révèlent décisifs pour l’évolution du navire »[5] qui, après trois siècles de perfectionnement, abouti à « cette divine surprise [qui] assied, pour quelques siècles, la mainmise européenne sur le globe, en permettant la Révolution Industrielle »[6].

Quant à la France, exemple européen central, malgré des ambitions maritimes précoces dues à Philippe le Bel et Henri IV – qu’elle doit au génie du « grand cardinal [Richelieu], [qui], hanté par une vision de la France que ses contemporains peinent à entrevoir [et] voulant replacer le royaume au sommet de l’Europe, [comprend] que cette ambition passe par la maîtrise des mers »[7] en premier lieu, notamment pour faire face à la monarchie espagnole. « Reconstituant une flotte et [façonnant] un réseau de bases permanentes autour de Brest, Brouage […] et Toulon »[8], Richelieu jette les bases d’une politique ultramarine, portée vers la Nouvelle-France, et, dont l’apogée est atteint durant le règne de Louis XIV, aux côtés successifs de Mazarin, Fouquet et Colbert ; qui lient marine, commerce et colonies [9].

Ainsi, l’expansion française se heurte aux ambitions anglaises et l’inexorable confrontation, la guerre de Sept Ans (1756-1763), se solde par un échec français. Battue en mer, la France ne peut envoyer de renforts à ses colonies qui tombent aux mains des Anglais. 

Cette expérience française et, plus largement européenne, montre que le contrôle des technologies et l’utilisation des flottes permet aux européens d’asseoir leur domination sur les routes de navigation et sur des points stratégiques et, par conséquent, de contrôler des territoires entiers, pourtant éloignés du pouvoir central, comme ont pu le montrer les vagues de colonisation successives. Et cette domination européenne se diversifie et s’étend sur le globe au rythme des innovations maritimes.

Par exemple, l’Allemagne, à qui rien ne prédestinait un avenir maritime, devient, au XXe siècle, une puissance ultramarine. Le sous-marin est son principal atout pour remplir ses objectifs militaires et, pour ce faire elle a eu recours à une forte capacité industrielle, à des innovations technologiques et à une connaissance importante de la mer et des fonds marins. « […] Elle est la première à croire en la pertinence de forces sous-marines qui ont été proches de lui offrir la victoire lors de la Grande Guerre »[10], indique Cyrille P. Coutansais.

Le recours à l’arme sous-marine va de pair avec une connaissance de plus en plus grande du milieu marin ce qui a pour conséquence de réduire les incertitudes si bien que l’on commence même à codifier les usages en mer et à répartir de manière officielle les espaces maritimes comme en témoigne la signature de la Convention de Montego Bay en 1981. C’est le signe que les aventures maritimes ne sont plus seulement dictées par les éléments géographiques ou météorologiques, mais qu’il y a besoin de réguler et de d’équilibrer les échanges entre les différentes puissances.

 

Les enjeux de la mer au XXIe siècle et nouvelles tendances

Le XXIe siècle voit émerger une course à l’accaparement des richesses maritimes en elles-mêmes : ressources halieutiques ; ressources énergétiques (gaz, pétrole, etc) ; biodiversité marine, pour une utilisation cosmétique ou pour le secteur de la santé ; ou encore pour les énergies renouvelables (éoliennes en mer), cumulé avec une tendance générale à la réappropriation des espaces maritimes en tant que route commerciale et comme zone de flux.

Que ce soit dans l’histoire passée ou bien encore de nos jours, les mers (et leur contrôle) représentent un facteur de stabilité pour les empires. « Maîtriser les océans offre en premier lieu la possibilité de monopoliser les réseaux d’échanges les plus lucratifs ou stratégiques. La volonté de Gênes de s’arroger les circuits de l’or rejoint celle des États-Unis, placés aujourd’hui au cœur d’un réseau intercontinental de câbles sous-marins », rapporte Cyrille P. Coutansais [12].

Par ailleurs, la liberté maritime a toujours été un enjeu majeur pour le développement économique, à l’échelle des États, mais également au niveau de l’équilibre économique mondial. « La liberté des mers était essentielle à la Rome antique comme à Byzance pour leur approvisionnement en blé, elle l’est tout autant de nos jours pour nos besoins en hydrocarbures, en matières premières ».

Pour assurer la protection de ces approvisionnements tout comme la défense de ces espaces, l’armement naval est un enjeu majeur que poursuivent de nombreuses puissances et constitue une véritable rupture avec l’histoire. « Pendant des siècles, les nations pouvant compter sur des forces navales se réduisaient à un petit club tant l’investissement dans une marine, le savoir-faire nécessaire à la construction des navires comme à la capacité de les opérer réduisait le nombre de candidats », partage Cyrille P. Coutansais. « C’est aujourd’hui ce qui change : il n’est pas un pays dans le monde qui ne songe à se doter de forces navales » [13], explique-t-il.

Cette montée en puissance des marines sur les mers du globe se traduit par une utilisation accrue de l’outil sous-marin. « Outil par excellence de dissuasion du faible au fort – un sous-marin, pour être traqué, contré, nécessite une telle somme de moyens navals qu’il pousse l’adversaire à soupeser au trébuchet sa volonté d’intervenir -, on le trouve de nos jours dans une quarantaine de marines, sur tous les continents, de l’Algérie au Brésil en passant par le Vietnam ou encore l’Australie », explique Cyrille P. Coutansais. « Cette « démocratisation » de l’arme sous-marine témoigne de crispations nouvelles, de la crainte d’affrontements futurs et témoigne surtout que l’ère des empires maritimes est bien loin de se clore », conclut-il.

S’il existe une tendance générale au réarmement naval, « l’océan Indien devient de ce fait un carrefour stratégique majeur », dont Cyrille P. Coutansais désigne trois acteurs majeurs pour les prochaines décennies : la Chine, les États-Unis et l’Inde.

La France n’est pas citée, mais pourrait pourtant peser de tout son jeu dans une région qu’elle maîtrise bien avec de nombreux points d’appuis, à l’instar de Mayotte, des îles Éparses et de la Réunion, appuyés par une flotte largement engagée dans la région. Le réarmement sur les mers a le vent en poupe, ne restons pas à quai !

Par Alix MURY & Simon DOUAGLIN

 

[1] Qu’est-ce qu’un Empire? — Theatrum Belli (theatrum-belli.com). Voir également BOILLEY, MARES 2012 : BOILLEY P., MARES A., « Empires. Introduction », In : Monde(s), n°2, 2012, p.7-25

[2] La bataille de Marathon se déroule en 490 avant JC.

[3] COUTANSAIS 2016 (2022) : COUTANSAIS C. P., Histoire des empires maritimes, CNRS éditions, 2022, p.28-29

[4] A l’inverse de l’Empire, le royaume à une surface territoriale amoindrie et une population plus homogène. Ce sont ces deux éléments qui justifient sa meilleure longévité. 

[5] TAILLEMITE 2022 : E. TAILLEMITE, « La révolution de la caravelle » in : La mer, 5000 ans d’histoire, Les Arènes, 2022, p.54-61

[6] COUTENSAIS 2016 (2022), p.95

[7] COUTENSAIS 2015, p. 123-126

[8] COUTENSAIS 2016 (2022), p.134

[9] De la maîtrise de la mer | Cairn.info

[10] COUTENSAIS 2016 (2022), p.142-144

[11] Entre les différentes nations qui émergent suite à l’échec colonial que représente la Seconde Guerre mondiale.

[12] P.179

[13] COUTENSAIS 2016 (2022), p.179-181