La Voix au Chapitre

Francophones de tous les pays, lisez-nous !

« Le premier instrument du génie d’un peuple, c’est sa langue », comme le disait Stendhal. Longtemps perçue comme l’un des symboles visibles de la colonisation et de la puissance Française en Afrique, la langue française continue de susciter des débats et tensions. Depuis ces dernières années, la langue française essuie des jets et accusations, contre ce qui serait l’instrument de la France colonisatrice. Bien sûr que cette idée fait écho en quelque sorte de celle de Ferdinand Braudel quand il affirme que « la France, c’est d’abord la langue française » mais il faut une pensée plurielle pour se rendre compte de l’importance de cette langue au-delà de la France métropolitaine.

A l’heure des échanges mondialisés, dissocier la langue française de l’histoire politique qui l’a transportée en Afrique apparaît essentiel pour comprendre les dynamiques culturelles actuelles qui forgent cette langue. Car la langue française n’appartient plus exclusivement à la France : elle est devenue un espace commun, partagé, remodelé, enrichi par les peuples africains qui la pratiquent quotidiennement.

 

Un outil scientifique, économique et éducatif devenu africain

Aujourd’hui, plus des deux tiers des locuteurs francophones vivent en Afrique selon l’Organisation internationale de la Francophonie[1]. Le français y est non seulement langue d’enseignement, mais aussi langue de recherche scientifique, de coopération médicale, de diplomatie régionale et de commerce. Dans les universités africaines, il constitue la passerelle permettant aux chercheurs d’accéder à des travaux internationaux, de publier, de collaborer et d’innover. Par ailleurs, dans un monde actuel numérisé où les recherches se font chez soi, la langue française « affiche le degré de cyber-mondialisation le plus élevé après l’anglais dont le poids continue de décroître, notamment en raison d’une présence accrue des pays d’Asie et du monde arabe »[2]. Cette puissance de la langue française, dont la majorité des pays africains sont locuteur, classe ce continent parmi les zones accédant aux données numériques avec facilité avec la langue française bien qu’il enregistre un retard en matière de développement numérique.

Cette importance de la langue française n’est pas le résultat d’une simple survie de l’héritage colonial : elle est le fruit d’un choix pragmatique effectué par des sociétés africaines qui en ont fait un instrument de mobilité, de promotion sociale et d’intégration régionale. Le français est utilisé dans les entreprises multinationales, dans les organisations régionales et dans les grandes institutions de santé publique.  En pratique, il est devenu un vecteur de développement sur tous les plans.

 

Une langue réinventée par l’Afrique

Au fur et à mesure des années, l’Afrique s’est réappropriée le français hexagonal. Il s’est métissé, hybridé, imprégné des réalités locales. Dans Critique de la raison nègre (2013)[3], Achille Mbembe parle de créolisation, d’hybridation culturelle et la manière dont les sociétés africaines se réapproprient les héritages coloniaux, y compris la langue française, qu’il considère désormais comme « multiple, métissée, plurielle ».

Les linguistes décrivent ces évolutions comme la naissance de variétés endogènes du français, enrichies par les langues locales nationales, l’environnement social et les référents culturels africains.

Cette appropriation démontre que les langues ne restent jamais figées ni propriétés d’un seul pays. Elles se transforment à mesure qu’elles circulent. Cela veut dire que le français parlé en Afrique est désormais une force africaine culturelle, influençant la musique, la littérature, le cinéma, l’humour et même les sciences sociales. Une reconsidération des récits narratifs popularisés par certains est nécessaire pour que cette langue qui tisse les liens de l’Afrique à la Suisse en passant par la France et le Canada ne puissent plus être considérée comme propriété  culturelle.

 

Dissocier langue et pouvoir : une nécessité historique

Dans Peau noire, masques blancs (1952), Frantz Fanon explique que la langue du colonisateur n’est pas perçue comme un simple outil de communication, mais comme un instrument de domination symbolique. Le français, dans le contexte colonial, est associé à la violence de l’histoire, à l’aliénation culturelle et à la négation des langues locales. Ainsi, dans l’imaginaire de certains colonisés, rejeter le français revient à rejeter la France coloniale elle-même. La langue est alors jugée « mauvaise » non pas pour sa structure linguistique, mais pour la charge historique et politique qu’elle porte.

Or, confondre la langue française avec la responsabilité politique de la France coloniale revient à entretenir un amalgame qui empêche d’analyser l’histoire de façon rigoureuse. La colonisation a été une politique menée par un État, avec ses violences, ses dominations et ses injustices. Mais la langue, elle, est un outil social neutre, adopté, adapté et transformé par ceux qui l’emploient.

Attribuer à la langue la responsabilité des actes du passé reviendrait à nier les dynamiques d’appropriation culturelle et les usages contemporains qui en font un espace de création et de liberté. Aujourd’hui, le français est autant congolais, sénégalais, burkinabè que français. Il appartient à ceux qui le parlent, le transforment et le transmettent.

 

Vers une francophonie décentrée et plurielle

L’évolution actuelle montre que l’Afrique sera, dans quelques décennies, le principal moteur démographique et culturel du français dans le monde, d’après l’OIF. Cette réalité impose de repenser la francophonie non comme une extension culturelle de la France en Afrique, mais comme un réseau polycentrique, où chaque pays contribue à façonner l’avenir de la langue.

En ce sens, affirmer que la langue française n’est pas la France revient à reconnaître impérativement que cette langue n’est pas responsable de l’histoire politique qui l’a transportée et que l’Afrique joue un rôle central dans la vitalité, l’évolution et le rayonnement du français aujourd’hui. De plus, l’usage de cette langue Afrique ne peut partiellement être considéré comme une façon d’aider la France à garder une main sur ses anciennes colonies mais une façon de communiquer avec le monde extérieur. Loin d’être un héritage figé, le français est un bien partagé, un champ d’expression autonome et un moteur de connaissance, façonné en profondeur par les voix africaines qui le portent et le renouvellent.

 

Le française une langue potentiellement panafricaine

Selon le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, le français sert de langue de recherche, de débats panafricains et de production intellectuelle. Cela veut dire que ses usages, ses transformations et son ancrage social en Afrique lui attribuent une stature considérable a différents niveaux africains. Dans de nombreux pays, dont la RDC où il existe une multitude de langue,  le français sert de langue de communication inter-ethnique, de langue d’enseignement, de médias et de coopération régionale, dépassant ainsi les frontières nationales et ethniques, de quoi la faire une langue d’unité. Par ailleurs, plusieurs organisations régionales africaines  l’utilisent dans des communications, rapports ou pour statuer sur des cas de ses organisations.

Dans une perspective panafricaine, le français peut jouer un rôle pragmatique : faciliter les échanges entre États africains, renforcer l’intégration régionale et offrir une langue commune de dialogue aux côtés des langues africaines. À condition de ne pas s’imposer au détriment de celles-ci, le français peut ainsi devenir non pas la langue de l’Afrique, mais une langue africaine partagée, porteuse d’un projet panafricain fondé sur l’appropriation, la diversité et la souveraineté culturelle. Un détachement partiel entre le passé colonial de la France en Afrique  et la langue française semble plus logique. La langue n’est plus à la France seule, elle est cet outil de communication quotidien en Afrique, elle nous appartient pour cohabiter avec nos compatriotes dans nos pays où des tensions linguistiques sont de plus en plus récurrentes. Les erreurs de la colonisation française ne peuvent pas être imputées à cette langue. Tournons la page de la colonisation et faisons de cette faiblesse, une force, au service de la coopération et des échanges bilatéraux.

 

Par Thérence HATEGEKIMANA

 

 

Sources :

[1] https://by.ambafrance.org/La-langue-francaise-dans-le-monde-edition-2022

[2] https://by.ambafrance.org/La-langue-francaise-dans-le-monde-edition-2022

[3] https://monoskop.org/images/1/1f/Mbembe_Achille_Critique_de_la_raison_negre_2013.pdf