La France et le Liban (1/2) : amitié séculaire et francophonie, derniers bastions de l’influence française

                   « Dans tout cœur de Français digne de ce nom, je puis dire que le nom seul du Liban fait remuer quelque chose de très particulier. » Ainsi parla le général de Gaulle quand il se posa, le 27 juillet 1941, sur le tarmac de Beyrouth. Sans doute se remémora-t-il la protection accordée par la France aux chrétiens libanais et orientaux, et par suite le statut spécial dont jouit la langue française. Et, aujourd’hui encore, l’amitié franco-libanaise n’est pas un vain mot.

Pourtant, dans la stratégie erratique d’une France qui a perdu le sens du temps long, le Liban ne tient pas le rang qui lui revient. Sans négliger les relations diplomatiques, les présidents français ont fait preuve d’un manque de volonté politique pour maintenir une présence forte au pays des Cèdres. Aussi, le préjudice subi par la France dans ce pays reflète-t-il cette carence : recul de la francophonie au profit du trilinguisme, fin des relations économiques privilégiées, baisse de l’investissement dans le système éducatif francophone, erreurs stratégiques, absence d’intérêt pour les enjeux politiques libanais laissant place nette à des acteurs régionaux hostiles… Malgré des liens culturels et historiques dont la force ne s’est jamais démentie, l’influence française traverse une passe difficile dans ce pays si particulier.

 

La force des liens franco-libanais

Charnelle au point que des Libanais considèrent la France comme une « mère », quelle est l’origine de l’amitié franco-libanaise ? Réalité séculaire, elle irrigue la mémoire des deux peuples.

Cette popularité est très forte chez les chrétiens, soit environ 35% de la population libanaise. La France a mis le pied dans la (Sublime) porte au XVIe siècle en affirmant sa position de protectrice des minorités chrétiennes : ce sont les fameuses Capitulations franco-ottomanes puis une succession de traités bilatéraux qui ont installé cet état de fait. Ce cap est gardé par-delà les changements de régimes par Napoléon III et la IIIe République qui octroie l’indépendance tant attendue. Tout au long de cette période et jusqu’à aujourd’hui, l’État, la société civile et surtout l’Église ont fait œuvre d’éducation envers les populations chrétiennes – bien que toutes confessions fussent admises au pupitre. Les congrégations et autres missions françaises ont créé des centres de connaissance comme des écoles, des séminaires ou encore l’université Saint-Joseph de Beyrouth, qui forment aujourd’hui l’élite libanaise. Ce réseau éducatif est la carte maîtresse de l’influence française dans la région.

Mais, dorénavant, la France peut s’appuyer sur un soutien beaucoup moins communautaire que par le passé. Cette caractéristique lui est profitable à plusieurs titres : tout d’abord, la baisse d’influence et de démographie des chrétiens, chez qui la France est traditionnellement populaire, oblige Paris à trouver d’autres relais dans l’opinion libanaise ; ensuite, les tensions et les clivages inhérents à l’esprit communautaire libanais sont tels qu’en cas d’action diplomatique et politique française au Liban, être vu comme le parrain d’une seule communauté attirerait nécessairement la méfiance des autres. Or, aujourd’hui, les opinions chiites et sunnites ont une représentation plutôt positive de la France, et ce, grâce à plusieurs facteurs. D’abord, la politique française depuis l’expiration du mandat en 1943 est respectueuse de l’indépendance et de la souveraineté libanaises. Son action pendant et après la guerre civile de 1975-1990 a été bien accueillie, à commencer par la reconstruction du pays pour laquelle la France fut en première ligne. Ensuite, significative fut aussi l’amitié entre Jacques Chirac et Rafic Hariri, l’homme d’affaires sunnite qui fut maintes fois Président du Conseil. Elle a permis d’améliorer l’image de la France auprès d’une population qui lui était traditionnellement hostile, une image que renforce aujourd’hui l’alliance avec l’Arabie Saoudite sunnite-wahhabite. Récemment, la volonté de Paris d’inclure le Hezbollah chiite dans les discussions pour sortir de la crise a montré que toutes les parties acceptaient la légitimité de la France comme interlocuteur.

Par ailleurs, la transversalité des locuteurs francophones au Liban montre bien que s’est estompé le clivage communautaire. Selon Henry Laurens, du Collège de France, « la francophonie des Libanais n’est plus chrétienne par essence »[1], chiite et sunnites représentant deux tiers des locuteurs francophones au Liban. Le français y est une langue de culture qui, au lieu d’être imposée par un système colonial comme en Afrique subsaharienne, a été choisie. Fruit d’échanges linguistiques réguliers, « aux yeux de la plupart des Libanais, musulmans et chrétiens, la francophonie est en fait un choix de société : c’est le choix d’une société libre, juste, fraternelle et démocratique », affirme Michel Edde, ancien ministre libanais de la Culture et l’Enseignement supérieur à l’occasion d’un colloque beyrouthin sur la francophonie[2]. En 2021, l’enseignement francophone formait 550 000 élèves, et on estime qu’environ 40% des Libanais peuvent soutenir une discussion fournie en français[3]. L’usage du français se traduit aussi par un paysage audiovisuel en partie francophone : un quotidien arabe de référence, l’Orient-Le-Jour, est imprimé en langue française, et beaucoup de chaînes de télévision sont bilingues. Malgré tout, le tableau de la francophonie n’est pas reluisant. Le nombre de locuteurs baisse et, surtout, le cadre d’usage de la langue française rétrécit en devenant progressivement privé ou scolaire.

 

Recul de la France au Liban

Mais que reste-t-il de cette présence ? Si les sentiments sont toujours là, plusieurs indicateurs soulignent en effet un recul de l’influence française au Liban. L’un d’eux réside dans la faiblesse de leurs liens économiques. Premier partenaire économique du Liban en 2002[4], la France ne représente plus qu’1% des exportations libanaises, et 3% de ses importations[5].

Plus symbolique, mais tout aussi grave, un autre indicateur tient à l’irruption de la langue de Shakespeare sur tous les plans depuis 1980, les jeunes libanais usant désormais d’un sabir qui mêle les trois langues arabe, française et anglaise. La mondialisation anglo-saxonne a fait son œuvre, parvenant à imposer l’anglais comme le meilleur atout pour l’insertion professionnelle. Ainsi, la rentrée 2020 a vu pour la première fois les courbes se croiser : il y a eu plus d’élèves dans l’enseignement anglophone que chez son équivalent francophone[6]. Il est évident qu’une ascension si fulgurante n’est pas due qu’à une dynamique propre, et qu’elle n’a pu se faire qu’avec une concurrence américaine et britannique. Les aides de l’Oncle Sam se chiffrent à des centaines de millions de dollars (dont 150 millions depuis 2010 dans des bourses d’études supérieures, selon l’Agence des Etats-Unis pour le développement international[7]) qui sont notamment investis dans les régions du Nord francophone. De même, le British Council a mis en place des formations professionnelles continues qui assurent une implantation croissante de l’anglais dans le monde du travail. La journaliste de l’Orient-Le-Jour Anne-Marie El Hage constate en effet un « dynamisme anglo-saxon pour soutenir un secteur éducatif terrassé par les crises et renforcer l’anglais à l’école, l’université ou auprès des populations »[8].

Mais la francophonie a aussi souffert d’un manque de vision. Très présent dans le primaire et le secondaire, surtout dans le public, le français est largement absent de l’enseignement supérieur alors que les parents orientent leurs choix en fonction des universités, majoritairement anglophones. De plus, le français a été victime d’un déficit d’investissement entre 2011 et 2017[9] via l’AEFE, l’Agence des Établissements français de l’Étranger, qui gère les subventions publiques. Cela a obligé les établissements à augmenter leurs frais de scolarité, et a contribué à l’idée répandue que le français est une « langue de luxe » de culture, peu adaptée aux nécessités du monde du travail. Ce choix de se positionner sur l’élite libanaise, s’il a sa logique, se fait au détriment de la masse qui se tourne en partie vers l’anglais. Malgré tout, si le français est taxé d’élitisme, il reste pratiqué par toutes les couches sociales et largement enseigné dans le secteur éducatif public libanais.

 

Un interventionnisme extérieur opportuniste

La perte d’influence hexagonale se mesure également à travers l’emprise libanaise des acteurs régionaux hostiles, au premier chef desquels l’Iran. Acteur incontournable au Liban, il s’oppose toutefois aux alliés que sont l’Arabie Saoudite, Israël et les Etats-Unis. Via le mouvement chiite radical du Hezbollah, la théocratie a acquis une mainmise presque totale sur l’État libanais. A tel point que rien ne se fait, au Liban, sans cette faction chiite qui prend souvent en otage le système politique, et parfois dans les deux sens du terme. Parlant du Liban, le politologue franco-libanais Antoine Basbous accuse : « ce pays est colonisé par l’Iran à travers le Hezbollah. Le parti politique a sélectionné des dirigeants qui sont des télégraphistes », le parti devenant un « gouvernement invisible »[10]. Notons que l’Iran est tout de même mieux disposé à l’égard de la France qu’à celui d’autres pays occidentaux, puisqu’elle n’a pas classé la branche politique du Hezbollah parmi les organisations terroristes.

L’influence de la Turquie dans la communauté sunnite libanaise va aussi grandissant. Celle-ci ayant vu son parrain saoudien s’éloigner, la Turquie cherche à s’imposer en mettant en place une politique d’octroi de la citoyenneté turque aux ethnies turkmènes du Liban-Nord, des investissements ciblés, et des bourses d’études pour les étudiants sunnites. La découverte de réserves d’hydrocarbures au large du Liban n’est pas étrangère à ce regain d’intérêt, le président turc Erdogan voulant assurer le passage du gaz et du pétrole libanais par les gazoducs turcs, et non grecs. Néanmoins, il faut s’attendre à un réengagement saoudien au Liban, comme l’a montré l’explosion du port de Beyrouth, à la suite de laquelle Paris et Riyad étaient main dans la main. « On peut dire qu’un nouveau partenariat stratégique est né entre la France et l’Arabie Saoudite », affirme l’expert en géopolitique Renaud Girard, laquelle est amenée à reprendre sa place traditionnelle au Liban.

La Chine est le dernier acteur amené à accroître sa présence au Liban à court terme. Sa position de carrefour et son interface maritime intéressent beaucoup le Parti communiste chinois (PCC) dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative). Via des sociétés chinoises, ce dernier dispose déjà de participations importantes dans de nombreux ports méditerranéens[11], et celui de Tripoli pourrait suivre. Des accords de coopération sur ce projet ont déjà été signés en 2017 entre les autorités des deux pays : à ce titre, le Liban a reçu plus de 100 millions de dollars d’aides en 2018 lors d’une conférence sino-arabe[12]. Plus grave encore en ces temps de crise aiguë, les liquidités que la Chine est prompte à débourser pourraient, à l’avenir, faire pencher le cœur des Libanais un peu plus à l’Est. Les Chinois nourrissent d’ailleurs de bonnes relations avec le monde arabe ; le renforcement de leur présence, étrangère à toute appartenance communautaire, pourrait rencontrer peu de résistance politique – sauf retournement d’opinion relatif au traitement des musulmans ouïghours par le PCC. « Près d’un demi-siècle après la reconnaissance de la République populaire de Chine par le Liban, les relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays ont connu des progrès constants », confirme l’analyste en intelligence économique Philippe Bou Nader.

Une telle compétition d’influence sur le sol libanais de la part de ces Etats n’a jamais altéré les relations formelles entre Paris et Beyrouth. Mais pour excellentes qu’elles soient, le lien entre les deux pays a mécaniquement souffert de l’effacement français au Liban : essoufflement de la francophonie et points gagnés par les autres pays. Le Liban est pourtant vital aux intérêts français dans la région à plusieurs égards, comme tente de le défendre la suite de cet article. Et l’initiative française du président Macron succédant à l’explosion du port de Beyrouth en 2020 n’est qu’une voie privilégiée pour revenir par le haut dans le pays des Cèdres… parmi d’autres.

                                                                                                                                                                Par Antoine du Fayet de la Tour

 

[1] Entretien accordé au Monde le 31 août 2020.

[2] Michel Eddé, Colloque intitulé “La Francophonie plurielle”, 1993, in Joumana Krayker-Serhan. Le plurilinguisme au Liban: un héritage à sauver !. Langues en partage, Université d’Angers, CIRPaLL, Nov 2021, Angers, France.

[3ibid., p. 21.

[4]Rapport du groupe d’amitié sénatorial France-Liban en 2002 (https://www.senat.fr/ga/ga46/ga4611.html)

[5] Selon une note de la Direction générale du Trésor du 7 janvier 2022 (https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/LB/la-relation-economique-bilaterale-entre-la-france-et-le-liban)

[6]Article du 16 décembre 2021 en collaboration avec le CRDP et la journaliste de l’Orient Le Jour Anne-Marie El-Hage (https://www.libanvision.com/francoliban.htm)

[7] Country development cooperation strategy (CDCS), rapport de déc. 2021 sur le Liban (https://www.usaid.gov/sites/default/files/documents/CDCS-Lebanon-December-2026.pdf)

[8] Ibid.

[9] Rapport d’information n° 689 de la Commission des finances du Sénat (https://www.senat.fr/rap/r17-689/r17-689_mono.html#toc3)

[10] Interview sur Europe 1, émission “Europe Soir”, 4 août 2021.

[11] A. Ekman, “La Chine en Méditerranée : une présence émergente”, Note de l’Ifri, Ifri, févrie 2018.

[12]Reuter, 2018 (https://www.reuters.com/article/po-chine-idFRL8N1U61A2)