La France au Liban (2/2) : perspectives sur un réengagement
« L’initiative française », du président Macron après l’explosion du port de Beyrouth à l’été 2020 montre que les enjeux pour la France au Liban sont pris au sérieux. Car, bien que sujet à réformes, le Liban est un modèle dans le monde arabe. Sa vocation propre au dialogue multiconfessionnel et à la liberté démocratique fait du terrain libanais un laboratoire de paix au Moyen-Orient. Pour l’observateur pragmatique, le Liban est une tête de pont stratégique au Levant. C’est un carrefour régional, enclave francophone au sein d’un Orient resté aussi « compliqué » que du temps du Général de Gaulle, qui est un point d’appui utile à la politique française en Méditerranée et dans les pays arabes. Pour l’observateur plus pratique encore, le potentiel hydrocarbure des eaux territoriales au moment où l’énergie devient une denrée recherchée, et autres débouchés économiques donnent du poids au Liban pour qui entend mener une politique d’influence.
Le Liban, espace stratégique
L’amitié franco-libanaise est sans doute un devoir pour la France à plus d’un titre. Dans un registre passionnel, il est permis de penser que l’histoire commune et le niveau d’hybridation de nos deux cultures nous obligent à tous les efforts. Mais les sentiments ne gouvernant pas tout en politique internationale – ce à quoi Dominique Moïsi oppose un certain démenti dans La géopolitique de l’émotion[1] – il est instructif de mieux cerner les enjeux libanais du point de vue français.
Sur le plan diplomatique, il intéresse la France de sauver un modèle de cohabitation religieuse, démocratique qui plus est, au Moyen-Orient. Dans cette région du monde où les minorités ont souvent le choix entre la valise et le cercueil, le Liban aux 18 communautés fait figure d’exception. Là où chiites et sunnites vivent à part, les chrétiens sont un élément de médiation par leur présence dans tous les villages libanais : « sans la composante chrétienne, nous assisterions à un affrontement direct entre sunnites et chiites », affirme Fouad Abou Nader, ancien homme politique chrétien, pour la revue Conflits[2]. De plus, le Liban s’insère dans un contexte régional où les démocraties sont précaires et peu nombreuses. Pour la France et pour le modèle occidental qu’elle entend représenter, la préservation de ce symbole dans le monde arabe est crucial. En outre et en dépit de son déclin, la francophonie libanaise se caractérise encore par son dynamisme – le Goncourt 2022 s’est ainsi partiellement tenu à Beyrouth. Or, le français est le plus sûr moyen de pérenniser l’influence hexagonale dans le monde, avec 700 millions de locuteurs prévus en 2050 selon l’OIF[3]. Le Liban est enfin une charnière régionale. Sa composition religieuse et ethnique diverse favorise le dialogue des puissances avec les parrains régionaux de chaque communauté : Arabie Saoudite pour les sunnites, Iran pour les chiites.
Précisément, sur un plan économique, les débouchés commerciaux libanais sont attractifs dans les domaines de la défense, des infrastructures civiles (BTP/électricité/communications) et des hydrocarbures. Les éventuels contrats en matière de défense ne seront vraisemblablement pas conclus avec la France, en raison de l’omniprésence de l’appareil militaro-industriel américain dans les dons et les prêts d’équipements, munitions et armements à l’armée libanaise. Plus d’espoirs résident dans le domaine civil, où les groupes français comme Vinci, Bouygues, Engie, Total ou Orange excellent. Par exemple, le coût de la reconstruction de Beyrouth étant estimé à plus de 8 milliards de dollars[4], la CMA-CGM détenue par le franco-libanais Rodolphe Saadé a rapidement proposé un plan échelonné. De manière générale, les services publics libanais comme le ramassage des ordures, le recyclage, les eaux et la justice, sont tous susceptibles de requérir l’expertise des sociétés et établissements français. En outre, les 25 000 milliards de pied-cube de gaz, potentiellement enfouis au large des eaux libanaises et israéliennes,[5] intéressent Total qui aurait déjà été mandaté pour exploiter le champ gazier de Cana pour le compte du Liban, suite à la ratification d’un accord avec Israël le 27 octobre 2022. Selon l’expert Charbel Skaff, ces gisements sont « un lieu de profit potentiel pour le Liban », ainsi qu’une source de « stabilité politique intérieure », un rôle dont la multinationale française serait l’un des promoteurs[6].
La France, une stratégie à construire
S’il est établi l’importance stratégique du Liban, il s’agit d’examiner les chemins que pourrait emprunter la diplomatie hexagonale. D’abord, étoffer les moyens de la France au Liban paraît indispensable – même si en l’état de déficit budgétaire chronique, les marges de manœuvre sont limitées. Emmanuel Macron a ébauché cette démarche à travers le fonds de solidarité destiné aux écoles francophones, finançant à hauteur de 33 millions d’euros les écoles publiques libanaises et l’enseignement français à l’étranger en 2021[7]. Ajoutons que l’une des failles de l’école tient à la rareté de l’offre francophone en matière d’enseignement supérieur. La création d’un pôle d’enseignement professionnel allant de la licence jusqu’au master serait donc, à cet égard, très profitable aux Libanais souhaitant trouver une alternative francophone supplémentaire.
Favoriser l’initiative privée quand ses intérêts convergent avec ceux de l’Etat est un autre moyen de mener une politique au Liban sans ruine. L’aide privée au développement ayant souvent un motif religieux, la France peut s’appuyer sur les réseaux existants. Par exemple, elle pourrait augmenter les moyens mis à disposition de l’infrastructure caritative catholique comme l’Œuvre d’Orient, qui a reçu seulement 300 000 euros de subventions publiques en 2021. Ou encore ceux des écoles catholiques, qui scolarisent 20% des élèves libanais. Dans la même optique, le soutien financier à des organisations qui envoient des volontaires français comme SOS Chrétiens d’Orient et l’Aide à l’Église en Détresse serait utile. Il serait également de bon aloi de créer les conditions d’une vraie mobilisation de jeunes Français souhaitant partir en mission humanitaire au Liban : pour cela, mieux communiquer autour du Service Civique International (SCI) déjà existant et élargir les conditions d’accueil au Liban. Enfin, toucher la jeunesse doit être une priorité. À ce titre, si Radio Liban a déjà noué un partenariat avec RFI pour des programmes en français, il importe de favoriser toute autre initiative dans le paysage audiovisuel afin de toucher la jeunesse.
Une crise avant tout politique
Il est crucial de rappeler, cependant, que la crise traversée par le Liban est d’abord politique, et par suite étatique. C’est donc là que doit se concentrer l’effort français, car c’est là qu’il sera le plus utile. Suite au savonnement de la planche française par les partis politiques traditionnels après l’intervention du président Macron, les élections parlementaires de 2022 ont acté le succès relatif des réformistes issus de la contestation et la perte de la majorité du bloc chiite Hezbollah-Amal. Ce scrutin confirme malgré tout la force du clanisme et du confessionnalisme au Liban. Pour ne rien arranger, l’élection du prochain président de la République par le Parlement tourne au blocage politique depuis le 31 octobre 2022. Pour la première fois de son histoire, le Liban connaît une double vacance de l’exécutif depuis que le gouvernement s’est déclaré démissionnaire depuis mai. Paris devra donc être réactif : en cas d’enlisement et de montée de la contestation sociale, une nouvelle intervention française plus ferme pourrait trouver sa justification aux yeux des Libanais.
C’est d’ailleurs ce que réclamaient certains politiques et intellectuels libanais, comme le rappelle Karim Emile Bitar, chercheur à l’Iris, initiateur d’une pétition en 2021 appelant au gel des avoirs des responsables libanais[8] : une partie des Libanais « craint que [l’initiative du Président Macron] ait péché par une certaine naïveté », et ait permis aux oligarques de s’accrocher au pouvoir[9]. Certains moyens de pression peuvent donc être brandis, comme la menace du gel des avoirs dans les pays occidentaux et la direction des aides du FMI vers la société civile sans passer par les intermédiaires institutionnels. Mais face à l’instabilité politique du pays, la diplomatie française et ses alliés marchent sur des œufs. Le rôle de la France au Liban est donc à la mesure de leur histoire commune ; s’il faut y rester fidèle, tout porte à croire que leur amitié en sortira grandie.
Par Antoine du Fayet de la Tour