Islamisme : les facteurs de radicalisation et les perspectives de déradicalisation

Suite aux attentats de 2015 en France, la place de l’islam dans les sociétés occidentales et les différentes formes d’islamisme, ont été mis en lumière par la recherche universitaire afin de mieux comprendre les processus de radicalisation qui conduisaient des individus à mener de tels actes.

Plusieurs années après, la question du rapatriement ou non de Syrie des femmes et des enfants possédants une nationalité européenne, ravive la question de la radicalisation et interroge sur l’efficacité des processus de déradicalisation. Une fois de plus, les universitaires tentent d’apporter leur analyse à ce phénomène complexe.

Éléments de réponse lors des Entretiens Jacques Cartier, qui se sont tenus au Québec du 28 au 30 novembre dernier.

À la source des études

Pour bien comprendre comment fonctionne la radicalisation religieuse en lien avec la religion musulmane, il convient avant tout de dissocier « […] l’islam comme religion et […] l’islamisme comme idéologie politique,basée sur une interprétation positiviste de l’islam », indique Wael Saleh, cofondateur de l’Observatoire interdisciplinaire des mouvements islamistes (OIMI).

Les phénomènes de radicalisation islamiste peuvent être étudiés sous deux angles distincts : islamologie et islamismologie. Le premier est une étude des textes islamiques (Coran, manifestes, etc) qui peut conduire à une lecture littérale, rigoriste, fondamentale ou radicale, et met en avant une approche avant tout religieuse.

Le second, l’islamismologie, est une étude de l’islam en tant que système idéologique et politique. « L’accent est mis sur la (re)compréhension des mouvements islamistes (discours, usage du texte religieux dans les débats socio-politiques, actions) et nous nous intéressons au processus de prise de décision, à la gouvernance et à l’usage des textes religieux ainsi qu’au décalage entre le discours et les actions, qui permet d’analyser la forme et le degré d’islamisme », indique Patrice Brodeur, professeur agrégé de l’Institut d’études religieuses.

L’islamismologie est un concept inspiré de l’islamologie appliquée du philosophe Mohamed Arkoun pour décrire le souffle politique, centré sur l’islam, qui s’installe dans de nombreux pays musulmans à la suite d’un processus de décolonisation.

Les deux champs d’études peuvent être traitées de manière « appliquée », c’est-à-dire en mobilisant une multitude de champs d’étude interdisciplinaires et de manière décloisonnée tels que l’économie, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la linguistique et le droit.

Un terreau favorable

Dans un monde globalisé en proie aux discours, contre-vérités et autres infox – particulièrement dans un contexte de manipulation de l’information liée à la guerre en Ukraine – il est de plus en plus difficile de faire preuve d’esprit critique et les jeunes, parfois issus de l’immigration, lorsqu’ils questionnent leurs racines sont souvent les premières victimes. « Les jeunes ont soif de vérité, d’absolu, mais leur souffrance est manipulée, les théories du complot comme les discours de haine, leur apportent souvent une preuve, avérée ou non, de leur propre persécution », explique Solange Lefebvre, professeur à l’Institut d’études religieuses.

Les médias jouent un rôle important en tant que vecteur d’information, notamment dans le façonnement d’un esprit critique, mais leur « […] rôle […] est souvent surévalué : les gens ont tendance à rechercher des médias qui pensent comme eux, c’est un facteur de risque, mais ils ne peuvent pas être l’unique déclencheur de la radicalité », complète Solange Lefebvre.

 

La radicalisation islamiste en Occident

A l’échelle des individus, les spécialistes identifient plusieurs facteurs qui conduisent à la radicalisation islamiste : d’abord la naïveté, qui se concrétise par un manque de recul face à la lecture des textes religieux ; ensuite, le positivisme, c’est-à-dire l’objectivation de ce qui ne peut l’être ; et enfin le sentiment de persécution, qui peut être réel ou imaginé.

Et les réseaux sociaux mettent en relation ces individus vulnérables avec les idéologies religieuses radicales. « […] Les discours islamistes sont au cœur des contenus islamiques sur les pages francophones. Et le partage est net, entre acteurs musulmans politisés et discours religieux, quasi-monopole des salafistes. Les comptes dont le public cible est a priori musulman rivalisent avec des comptes plus généralistes », partage Hakim El Karoui, dans un rapport de l’Institut Montaigne. « L’analyse de l’audience de ces comptes fait de l’islam la première religion représentée sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, en comparant les différents positionnements au sein même de l’islam, on observe que les modérés peinent à se faire entendre. En France, Facebook réunit le plus grand nombre de personnes influencées par le discours islamiste, puisqu’il est le réseau social le plus utilisé avec 32 millions d’utilisateurs par mois ».

L’omniprésence des réseaux sociaux permet aujourd’hui, une « auto-radicalisation [qui] domine désormais et se nourrit d’images édifiantes de bombardements d’enfants par l’armée de Bachar el-Assad en Syrie. Ces vidéos suscitent des identifications, entrent dans les modes de pensée et de représentation du monde des jeunes et provoquent des solidarités », intervient Gilles Kepel, dans son audition à l’Assemblée nationale[1]. Une radicalisation forte qui interroge sur le sort à venir des islamistes radicalisés.

 

Évolution et processus de déradicalisation

Le processus de déradicalisation est aussi difficile à mettre en place que le concept de radicalisation est large.

Le 23 octobre 2020, Marlène Schiappa, alors ministre déléguée en charge de la Citoyenneté annonce la création d’une « unité de contre-discours républicain », sorte d’anti-propagande islamiste. Pourtant, ce « contre-discours » n’est rien d’autre qu’un « récit », selon Ali Mostfa, linguiste et chercheur associé au Centre d’étude des cultures et des religions. Il serait en réalité de même pour les nombreux efforts semblables en France comme la plateforme « Stop-Djihadisme », représentant à ses yeux une mesure d’une « naïveté à polarité inverse », en proposant un narratif idéalisé du musulman expatrié et enraciné.

Le processus de déradicalisation des islamistes est « particulièrement compliqué », selon les mots de Patrice Brodeur, en raison de la « cohabitation entre une idéologie politique et une foi religieuse », ce qui implique la mobilisation de différents champs de recherche et la nécessité du travail en transversalité des disciplines.

De même, selon Gilles Kepel, le défi nécessite un travail transversal de la recherche universitaire et des services de renseignement. « L’université doit fournir des éléments permettant de comprendre la radicalisation, car les services de renseignement se focalisent sur la déradicalisation. »

C’est tout le défi qu’impose la déradicalisation : pouvoir mobiliser différentes forces complémentaires et transversales au service de la sécurité. « Les connaissances de l’arabisant et de l’orientaliste sont nécessaires, mais elles doivent être reliées à d’autres disciplines comme la psychologie, l’histoire et la sociologie. »

Si la recherche universitaire permet d’éclairer la compréhension des phénomènes de radicalisation islamiste, l’action de la justice, de la police et des services de sécurité reste un enjeu majeur pour pouvoir arrêter les attaques … et la volonté politique un prérequis, car en France comme au Québec, le temps presse …

 

 

[1] https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/cr-cesurvfil/14-15/c1415009.pdf