Infrastructures numériques : le rôle des aires géolinguistiques

                     À l’ère de la mondialisation, le numérique met en concurrence les aires géolinguistiques du monde entier en quête d’influence sur ce nouveau théâtre. Le conflit sino-américain sur les semi-conducteurs auquel entend répondre le Chips Act de l’Union européenne[1], met en lumière une rivalité étatique trouvant un écho dans les aires géolinguistiques comptant des millions de locuteurs.

Face à l’émergence de grandes puissances du numérique, la francophonie, elle, cherche à se réinventer. Là où les États-Unis, pays fondateur d’Internet, étalent une domination à la fois technologique et linguistique, une question se pose : comment la francophonie peut-elle s’insérer dans cette fragmentation du numérique ?

 
 
Une domination américaine bien installée mais de plus en plus concurrencée

La domination anglophone de l’espace numérique ne date pas d’hier : de la révolution industrielle à la révolution numérique, le monde anglophone a fini par s’imposer avec la création d’Arpanet en 1969. Les piliers du monde numérique ont été érigés un à un ; du World Wide Web en 1991 à l’ICANN 7 ans plus tard, la France avait tenté une première riposte avec le plan Calcul lancé par Michel Debré, puis avait tenté de se trouver une place parmi les plateformes de lecture de vidéo, grâce à l’entreprise Dailymotion et ses 10 millions d’utilisateurs français[2].

Cette rivalité franco-américaine met en lumière le lien direct qui existe entre langue et infrastructure numérique. « En effet, le digital est un fort pourvoyeur de la culture et de la langue. Une forme de standardisation s’installe au travers du vocabulaire utilisé et des conditions d’utilisation qui imposent d’une part une éthique et d’autre part une sémantique propre aux plateformes »,[3] explique Valéria Faure-Muntian, ancienne députée.

Malgré des initiatives privées et des projets publics en France, comme des succès encourageants pour le numérique francophone, ces tentatives d’indépendance face aux infrastructures américaines ont échoué tout à tour. La seule entreprise française de fabrication d’ordinateurs de l’époque, Bull, a été racheté par une entreprise américaine tandis que Dailymotion tomba rapidement dans l’oubli. Depuis lors, les projets français restent à la marge et la domination américaine ne connaît plus de limite, ne laissant, par exemple, d’autre choix au gouvernement français que de choisir Microsoft pour héberger le Health Data Hub. Un choix qui a fait grand bruit et qui souligne l’impasse du numérique francophone obligé d’avoir recours à des solutions américaines, y compris pour héberger des données sensibles comme les données de santé.

Pourtant, là où une rivalité s’éclipse, d’autres naissent. Aujourd’hui, la Chine et la Russie ont déjà mis en place des infrastructures pour se libérer du joug anglophone dans leur espace numérique. VK, WeChat, Weibo, sont autant d’alternatives aux GAFAs qui tracent un morcellement à l’Est.

Ces ambitions nationales russe et chinoise s’appuient d’abord sur une impulsion étatique pour faire émerger des solutions souveraines, qui trouvent, dans un second temps, une population nombreuse comme autant d’internautes potentiels. « La technique par apprentissage machine autonome nécessite une grande quantité de données, puisque la machine apprend par le grand nombre d’exemples avant de pouvoir apporter des réponses pertinentes. […] », partage Valéria Faure-Mutian.

La réussite d’une plateforme numérique souligne la corrélation entre nombre de locuteurs et nombre d’utilisateurs, ce qui explique la réussite des aires géolinguistiques anglo-saxonnes et chinoises. « Nous pouvons déduire qu’avec plus d’un milliard de locuteurs en anglais et en mandarin chacun, il est plus aisé pour ces géants du numérique de collecter la quantité de données pertinente afin d’entraîner des algorithmes d’intelligence artificielle et proposer sur le marché les solutions les plus abouties, ce qui va mécaniquement accroître le nombre d’usagers »[4], poursuit Valéria Faure-Muntian. Dès leur sortie, les solutions développées par les Etats-Unis, la Chine et la Russie, en langue locale, peuvent immédiatement être utilisées par des millions de locuteurs à travers le monde (1,4 milliard dans le cas de la Chine). Pourtant, toutes les aires géolinguistiques ne bénéficient pas de leurs propres infrastructures.

Le potentiel de la population francophone

À l’échelle internationale, la francophonie fait partie de ces aires géolinguistiques dénuées d’infrastructures numériques propres, malgré une importance démographique portant à plus de 320 millions de locuteurs sur les 5 continents.[5] 5ème communauté linguistique au monde, 4ème sur Internet[6], la francophonie est une des plus actives sur le web alors que son indice d’activité dépasse largement la moyenne selon l’OIF[7].

Affirmer la présence de la langue française sur Internet est un enjeu majeur pour garantir sa pérennité à long terme. « L’avenir de nos langues se joue […] aujourd’hui essentiellement sur les réseaux et l’observation des usages numériques montre combien il est important d’assurer la présence du français et des langues de France dans cet univers qui est une chance pour la diversité linguistique et le multilinguisme », confirme le ministère français de la Culture.

Le nombre de locuteurs d’une langue internationale peut parfois se traduire par des victoires sur Internet. La « Guerre des pixels », compétition internationale qui s’est tenue sur la plateforme Reddit, entre le 1er et le 5 avril 2022, a par exemple mis en lumière le dynamisme et la combativité de la francophonie sur Internet. « Sachant qu’un seul pixel [pouvait] être posé par utilisateur toutes les cinq minutes, l’idée [était] de s’organiser en communauté pour se coordonner et réaliser une œuvre digne de ce nom. Très vite, l’esprit chauvin des internautes a pris le dessus, et les communautés à travers le monde se sont mobilisées pour faire apparaître des symboles de leurs pays respectifs, et prendre le plus de place possible sur la toile »[8].

Face aux communautés espagnole et anglo-saxonne, l’influenceur Kameto fut ainsi propulsé en chef d’orchestre de la francophonie. « […]Les streamers français […] s’ils sont largement en infériorité numérique, ils ont un avantage incontestable : les communautés de stream françaises sont habituées à se réunir et à collaborer sur des projets de longue durée, avec des événements annuels comme le ZEvent. Les streamers se connaissent entre eux, et savent donc s’allier dans un but commun. Une solidarité qui a fini par faire défaut aux Espagnols et à leurs alliés, moins habitués à ce type d’exercice ». Un atout qui les a menés à une victoire, symbolique.

Une communauté très présente et très active sur la toile, ne garantit pas d’avoir des infrastructures propres. Suite au VIe sommet de la Francophonie, de nombreux pays ont appelé pourtant à « la « promotion d’un espace francophone dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication »[9], tandis que nombreux considèrent « l’accès à du contenu francophone un enjeu important du numérique aujourd’hui »[10], selon la section du Cameroun.

La création d’un tel espace, ce n’est pas seulement permettre un lieu d’expression, c’est aussi encourager le développement et l’usage de la langue française sur Internet, une façon de lutter contre les influences extérieures autour d’un projet francophone commun.

Des pistes sans guide

La francophonie subsiste dans le domaine numérique grâce à des initiatives sectorielles, parfois isolées sans soutien public.

Des efforts technologiques persistent grâce à des projets et des entreprises comme le projet ACE, lancé en décembre 2012, qui a permis de connecter plus de 450 millions de personnes sur toute la côte Ouest d’Afrique et d’Europe[11]. Une réussite permettant de relier l’Afrique de l’Ouest francophone à la France. Certaines compagnies telles qu’Alcatel Submarines participent à la pose de câbles sous-marins WACS[12] en collaboration même avec certaines instances gouvernementales nouvelles de pays de la francophonie. Congo Telecom, acteur public des télécommunications, est une des rares compagnies à mener des initiatives à l’échelle nationale en diversifiant ses activités du câble optique aux forfaits mobiles en plus de la création de serveurs[13].

Dans la même lignée, des impulsions individuelles logiciels voient le jour. Défense de la langue, promotion des commerces, accessibilité aux personnes en situation de handicap : les innovations ne manquent pas. À titre d’exemple, le réseau social Lenali, lancé au Mali il y a 5 ans souhaitait s’attaquer au problème d’alphabétisation auprès de la population locale et finit même par attirer le 2/3 de ses utilisateurs de la diaspora francophone[14]. Un gros succès pour ce réseau social qui rencontre une forte concurrence internationale. « Notre souveraineté numérique en matière d’éducation passe également par la revendication et la défense d’un modèle d’éducation francophone face à la domination croissante du modèle anglo-saxon »[15], confirme un rapport du Sénat français.

L’absence d’impulsion publique et de soutien politique en faveur de l’émergence de plateformes et d’infrastructures francophones internationales réduit grandement le potentiel d’innovations autrement brillantes et les réduit en projets ponctuels qui se noient les uns dans les autres sans se distinguer par leur organisation stratégique et géolinguistique avec des acteurs publics ou privés.

                                                                                                                                                           Par Nathaniel Lamidey

[1] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/european-chips-act_fr
[2] https://www.similarweb.com/fr/website/dailymotion.com/#traffic
[3] https://www.epge.fr/la-guerre-economique-sur-le-front-des-langues/
[4] https://www.epge.fr/la-guerre-economique-sur-le-front-des-langues/
[5] https://www.francophonie.org/
[6] https://www.francophonie.org/
[7] https://www.francophonie.org/sites/default/files/2020-02/Edition%202019%20La%20langue%20francaise%20dans%20le%20monde_VF%202020%20.pdf
[8] https://www.iim.fr/pixel-war-france-guerre-pixels-reddit/
[9] http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/06._3_b_rapport_acces_numerique_quebec_abidjan2019.pdf
[10] http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/06._3_b_rapport_acces_numerique_quebec_abidjan2019.pdf
[11] https://ace-submarinecable.com/en/a-propos-en/
[12] https://mybroadband.co.za/news/telecoms/49821-wacs-launched-in-south-africa.html
[13] https://www.congotelecom.cg/
[14] http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/06._3_b_rapport_acces_numerique_quebec_abidjan2019.pdf
[15] Rapport d’information n° 607 (2017-2018) de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, déposé le 27 juin 2018