Géopolitique des câbles sous-marins : de la domination américaine à l’émancipation ?

À l’interface de l’internet mondial et du monde réel, les câbles s’affirment comme réalité croissante des fonds marins. Dans ce monde des dessous, se file un enjeu de puissance : entreprises et États s’en mêlent, colonisent, luttent.

Les câbles : émanation physique d’un internet immatériel et intangible

Scène immergée des conflits immatériels du web et des stratégies de puissance des États, ils en sont tout d’abord l’émanation physique. « Au service des télécommunications et du Web, les fils de fibre optique apparaissent désormais comme les vecteurs principaux d’une économie mondiale devenue largement connectée »[1], avance Camille Morel, docteure en droit public et chercheuse en relations internationales.

Leur « atterrissage », pose, est tâche complexe et coûteuse qui fait l’objet à la fois d’entreprises privées et publiques, mais aussi d’un savoir-faire particulier. « Cela nécessite l’installation de répéteurs qui doivent être alimentés par de l’électricité à haute tension. La pose et la maintenance d’un câble sous-marin sont ainsi des activités de haute technologie. La charrue des mers, qui enfouit le câble, est l’instrument le plus spectaculaire mais les navires câbliers, qui effectuent la pose, doivent contrôler visuellement en permanence la qualité du travail »[2], ajoute Dominique Boullier, professeur à Sciences Po Paris.

Au-delà d’enjeux de coût, l’installation de câbles sous-marins va donc de pair avec des risques spécifiques : dans les années 2000, les principaux dommages recensés étaient dus à des activités de pêche (44%) et à des ancres (15%), mais une grande part restait de source inconnue (21%)[3], mais les risques se multiplieraient, devenant par là même moins anodins, moins accidentels. « De la coupure militaire en temps de guerre à la piraterie, en passant par l’espionnage, la cyberattaque, le sabotage ou encore l’action terroriste… le risque d’attaque sur le réseau semble se diversifier chaque jour un peu plus, ce qui interroge ainsi la protection des câbles sous-marins »[4], analyse Camille Morel. Être en mesure d’installer, ou de faire installer, des câbles n’est qu’un premier enjeu, dépassé ensuite par la capacité à les protéger.

Ces hautes technologies ne font donc pas l’apanage de tous les États : de fait, les câbles sont inégalement répartis. « […] L’information et les câbles sous-marins qui la transportent semblent concentrés dans certaines zones et entre les mains d’un petit nombre d’acteurs »[5], complète Camille Morel.

S’il est vrai que certains États sont, de par leur localisation, avantagés géographiquement, c’est principalement la différence de développement des États qui se reflète dans leur inégale intégration aux réseaux câbliers, comme le souligne Camille Morel « […] le câble sous-marin est synonyme de développement économique »[6]. Les cartes des réseaux sous-marins laissent paraître des échanges encore concentrés d’un pôle de métropoles maritime à l’autre : de l’ouest des États-Unis aux façades chinoise et sud-asiatique, de l’Europe à la côte est des États-Unis. En effet, « […] il importe de rappeler que 97 % des informations qui circulent sur Internet passent par des câbles sous-marins. La possession d’un littoral avantageusement situé est un atout majeur, […] les ports drainent un trafic extrêmement important au niveau de l’Europe, pour leur plus grand bénéfice économique »[7], partage Laurent de Jerphanion, officier de marine et spécialiste des questions maritimes.

Les enjeux d’un internet sous-marin

Internet dépend donc aujourd’hui principalement de ces câbles sous-marins, « c’est en effet à travers les profondeurs marines que l’information alimente la Toile, transmise à 99 % par le réseau sous-marin »[8], confirme Camille Morel. Vecteurs du transmettre, 2e fonction centrale de l’informatique, leur accès et de leur contrôle revêt un véritable enjeu économique : « Le commerce, les banques ou encore l’administration en sont largement dépendants ». [9]

Les câbles sont de véritables piliers physiques de l’organisation de l’immatériel dans un monde où, de plus en plus, tout devient « donnée » : ils sont une « épine dorsale de l’économie mondiale », selon les mots de Camille Morel, et la deuxième origine de la globalisation, après le développement du conteneur. « L’ensemble des transactions financières intercontinentales sont, par exemple, réalisées via les câbles sous-marins [qui sont] la seule infrastructure à même d’offrir aux traders la rapidité d’échanges suffisante entre deux places boursières »[10]. Mais ces câbles organisent également le matériel par l’immatériel car « le câble sous-marin assure, lui, la liaison entre les acteurs et le pilotage à distance du système – suivi des pièces, transmission d’instructions aux sous-traitants… »[11]

Être écarté de ce tissu sous-marin met donc non seulement face à la menace de la marge. « Les défis posés par l’isolement au regard du reste du monde sont, bien entendu, particuliers pour les États insulaires, qui ont une conscience accrue de leur besoin de résilience en matière de communication »[12], indique Camille Morel mais handicape surtout la puissance d’un Etat : « les liaisons sous-marines apparaissent parfois comme de véritables instruments au service du politique. On considérera ainsi qu’elles sont stratégiques, c’est-à-dire qu’elles servent d’instrument nécessaire à la conduite d’une action politique, d’outil au service d’une stratégie nationale »[13].

Indispensables à l’économie numérique, les câbles sont aussi un enjeu de défense. Au contraire, ne pas maîtriser ces infrastructures sous-marines, c’est faire face à un risque majeur, un risque vis-à-vis de l’indépendance et de la souveraineté des pays. Et peut-être trouve-t-on là, la source de rivalités de puissance.

Infrastructure sensible et objet de lutte entre puissances

Les câbles se constituent donc comme une modalité de lutte des puissances. Si l’on ne peut attribuer de conflits directs entre les États par le câble, on perçoit plutôt une recherche d’influence.

Les États-Unis, en particulier, cherchent encore à garder leur monopole mondial qu’ils ont acquis sur les infrastructures numériques ce qui leur donne la place d’un contrôle sur le réseau. Camille Morel souligne bien « [qu’en] réalité, tout est fait pour que, techniquement, l’information circule prioritairement par leur territoire ! »[14]… et la Chine rivalise. Les routes de la soie se déclinent peu à peu comme une entreprise profondément numérique à l’instar du « […] projet PEACE (Pakistan East Africa Connecting Europe) […] porté par le groupe Hengtong (premier producteur chinois de câbles et 7e mondial) […] » et reliant Marseille au port de Gwadar au Pakistan. « […] Un segment de 6 500 km reliant Singapour au reste de l’infrastructure permet au câble d’atteindre 15 000 km. Exemple parfait de la diplomatie et des routes de la soie numériques, son tracé suffit pour illustrer les ambitions chinoises en la matière », détaille William Jin-Robin, spécialiste de l’École de guerre économique. Si bien que, « […] entièrement sous contrôle chinois, [le projet] suscite des inquiétudes de la part de son rival américain »[15].

Au milieu de ces conflits de superpuissances, certains États cherchent à sortir de la domination et à instaurer de nouvelles dynamiques. « De même, des initiatives sud-sud de câbles apparaissent depuis quelques années afin de rééquilibrer la carte mondiale des fils de fibre optique », remarque Camille Morel. En ce sens, les câbles sont inclus aux schèmes de puissance des États, ce qui montre encore une fois leur statut organisationnel majeur.

En 2012, un réseau alternatif, lancé par les BRICS, remet en question ce schéma d’opposition entre grandes puissances, des dynamiques sud-sud sont initiées. La revue Futuribles retrace l’échec du projet : « L’annonce du projet de câble sous-marin des BRICS en 2012 attire l’attention des médias du monde entier sur ce groupe et son initiative pharaonique : 34 000 kilomètres de fibre optique doivent relier les cinq pays », sans doute peut-on percevoir ici une forme d’émancipation par le câble… mais l’idée restera au stade de projet. « Bien qu’aucune annonce officielle ne soit faite, le projet est bel et bien à l’arrêt »[3].

Une course au câble généralisée se forge donc. Mais l’analyse du cas des BRICS interroge sur la place de puissances américaine. Le cas de la France est intéressant : dans quelle mesure s’intègre-t-elle dans cette toile complexe ?  

Particulièrement consciente de ce qui est devenu la « souveraineté numérique », la France fait partie des pays que l’on appelle ultra-connectés, avec plus de dix liaisons internationales, elle possède toutefois des points de réceptions des câbles soumis à des investissements qui ne sont pas les siens.

Nombreuses sont ses stations d’interconnexion avec le réseau terrestre, situées sur le vaste littoral français. Sur la façade atlantique, on trouve les points d’atterrissage de Saint-Hilaire-de-Riez, Penmarch et Le Porge. Sur la façade méditerranéenne, deux hubs importants Toulon et Marseille, que l’on appelle « hub sensible » puisqu’il fait se joindre plus de dix connexions. La proximité avec Ostende en Belgique est également un des atouts de la géographie du pays, ce qu’explique Laurent de Jerphanion : « La possession d’un littoral avantageusement situé est un atout majeur, comme le montrent les Pays-Bas ou la Belgique » [16].

Par ailleurs, la France est une forte puissance maritime ce qui paraît essentiel dans les luttes câblières. « Cette révolution a rendu nos sociétés largement dépendantes de la mer et de ces infrastructures », or la France, « avec une ZEE de 11 millions de km2, […] possède le deuxième domaine maritime mondial, équivalant à quatre fois la surface de la Méditerranée »[17]… la surface de ce domaine pose tout de même la question de sa capacité à défendre cette ZEE ainsi que les câbles qu’elle possède.

Il faut d’ailleurs souligner que la France reste majoritairement dépendante, de même que tout le réseau, aux investissements chinois et américains. Mais ces investissements, dans leur existence même, montrent un nouveau champ de lutte : celui du privé.

Au-delà des luttes de puissance des États, la mainmise sur les câbles se dispute entre secteurs public et privés qui cherchent à s’enraciner au fond des mers. D’une part, E. Delmas et C. Martin rappellent que « depuis les années 2000, des investisseurs aux finances autrement plus garnies ont commencé à supplanter ces opérateurs pour déposer ces câbles au fond des mers : Google, Facebook, Amazon et Microsoft (les GAFAM moins Apple). Ces géants du numérique pourraient contrôler la majorité des câbles sous-marins occidentaux d’ici trois ans »[18]. D’autre part, Camille Morel nous permet de voir le contrepoint de ces filets de pouvoir, « les États […] conservent une influence importante dans le marché – au travers d’entreprises nationalisées, comme c’est parfois le cas en Afrique, d’agence de régulation du marché (par exemple l’ARCEP en France) ou encore d’encadrement normatif de la pose des câbles, parfois restrictif ou au contraire facilitateur »[19].

En définitive, les filets de câbles sous-marins qui se multiplient sous les mers sont donc le signe de luttes stratégiques. Les États, en particulier états-unien et chinois, se lancent dans cette course à câbler les abysses. Les rivalités sous-marines qui émergent pourtant, venant s’insérer dans des structures de monopoles qui, à l’ère d’un numérique globalisant, se trouve de plus en plus gouvernées par les super entreprises.

Par Smila Thorin

[1] MOREL Camille, « Menace sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial », Hérodote, 2016/4 (N° 163), p. 33-43. DOI : 10.3917/her.163.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2016-4-page-33.htm
[2] BOULLIER Dominique, « Internet est maritime : les enjeux des câbles sous-marins », Revue internationale et stratégique, 2014/3 (n° 95), p. 149-158. DOI : 10.3917/ris.095.0149. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2014-3-page-149.htm
[3] Rapport UNEP-WCMC/ICPC, 2009. Données Tyco Telecommunications (US) Inc. (From a database of 2,162 records spanning 1959 – 2006)
[4] MOREL Camille, « Menace sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial », Hérodote, 2016/4 (Cf. 1)
[5] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études, 2017/3 (Mars), p. 19-28. DOI : 10.3917/etu.4236.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-3-page-19.htm
[6] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études (Cf. 5)
[7] DE JERPHANION Laurent, « La dimension maritime est-elle une condition de la puissance aujourd’hui ? », Revue internationale et stratégique, 2014/3 (n° 95), p. 93-100. DOI : 10.3917/ris.095.0093. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2014-3-page-93.htm
[8] MOREL Camille, « Menace sous les mers : les vulnérabilités du système câblier mondial », Hérodote, 2016/4 (N° 163), p. 33-43. DOI : 10.3917/her.163.0033. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2016-4-page-33.htm
[9] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études, 2017/3 (Mars), p. 19-28. DOI : 10.3917/etu.4236.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-3-page-19.htm
[10] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? » (Cf. 5)
[11] Idem (Cf. 5)
[12] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études, 2017/3 (Mars), p. 19-28. DOI : 10.3917/etu.4236.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-flux-2019-4-page-34.htm
[13] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? », Études, 2017/3 (Mars), p. 19-28. DOI : 10.3917/etu.4236.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-flux-2019-4-page-34.htm
[14] MOREL Camille, « Les câbles sous-marins : un bien commun mondial ? » (Cf. 5)
[15] https://portail-ie.fr/analysis/4112/la-belt-and-road-initiative-et-les-routes-de-la-soie-numeriques-contexte-et-origines-partie-12
[16] « Idées & faits porteurs d’avenir », Futuribles, 2022/2 (N° 447), p. 103-116. DOI : 10.3917/futur.447.0103. URL : https://www.cairn.info/revue-futuribles-2022-2-page-103.htm 
[17] DE JERPHANION Laurent, « La dimension maritime est-elle une condition de la puissance aujourd’hui ? », Revue internationale et stratégique, 2014/3 (n° 95), p. 93-100. DOI : 10.3917/ris.095.0093. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2014-3-page-93.htm  
[18] Idem
[19] DELMAS Elsa et MARTIN Cécile, in Manière de voir, n° 178, août-septembre 2021. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/cables-sous-marins.
[20] MOREL Camille, « La mise en péril du réseau sous-marin international de communication », Flux, 2019/4 (N° 118), p. 34-45. DOI : 10.3917/flux1.118.0034. URL : https://www.cairn.info/revue-flux-2019-4-page-34.htm