Artsakh : entre le monde turc et l’Arménie, la cristallisation des tensions internationales
À l’heure où le conflit en Ukraine mobilise toute l’attention médiatique, la situation de l’Artsakh est encore instable car peuplée d’Arméniens mais située en territoire azéri. Alors que l’Azerbaïdjan a remporté la guerre des quarante-quatre jours à l’automne 2020, aidé par son allié turc, les jeux de puissances continuent d’attiser les braises de ce conflit régional sur fond de faille civilisationnelle.
La cristallisation des enjeux internationaux
Depuis 1994, le groupe de Minsk – co-présidé par la France, les États-Unis et la Russie – est chargé de jouer les médiateurs dans le conflit qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan.
La région de l’Artsakh vivait depuis plusieurs années sous la menace d’une attaque de l’Azerbaïdjan, qui s’est produite en septembre 2020 lorsque l’armée azérie, galvanisée par un discours islamiste et panturquiste, a défait les forces arméniennes forcées de signer un « cessez-le-feu total » le 9 novembre 2020.
La guerre a cristallisé les tensions à l’échelle internationale et a été l’occasion de l’intervention des grands frères russe et turc ; l’un jouant la carte de l’apaisement et de la diplomatie – la Russie – tandis que l’autre – la Turquie – n’hésita pas à apporter une aide logistique, matérielle et militaire à son allié, l’Azerbaïdjan. Ainsi, la Russie a tenté de favoriser la paix en mettant l’accent sur le dialogue, tandis que la Turquie a plutôt cherché à avancer ses pions dans le cadre de sa stratégie de rassemblement des peuples turcs (panturquisme), avec pour modèle l’Empire Ottoman en toile de fond.
« […] La Russie, liée à l’Arménie par le traité OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), ne se départit pas pour le moment de son rôle de médiatrice entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. », indique Taline Ter Minassian, professeur des universités à l’INALCO et spécialiste de la Russie et du Caucase. « Le resserrement relativement récent des liens politiques et militaires entre la Turquie et l’Azerbaïdjan est également à mettre au crédit des récentes visées expansionnistes du président Erdogan qui, sur tous les fronts, de la Syrie à la Libye, semble poursuivre les chimères du défunt Empire ottoman. »[1]
Dans son éditorial daté du mois d’octobre 2020, Eric Décéné, directeur du CFRR, va plus loin et insiste sur le rôle cultuel de l’islamisme dans le conflit. « Comme dans le cadre de ses actions en Libye, le gouvernement turc n’a pas hésité à mobiliser – parallèlement à l’envoi d’avions de combat, de conseillers militaires et de membres de sa société militaire privée (la SADAT) – plusieurs centaines de djihadistes radicaux qu’il a employés précédemment contre le régime de Bachar El-Assad en Syrie, où ils ont commis de très nombreuses exactions, et en Libye, contre les forces du maréchal Haftar. Ainsi, Erdogan instrumentalise-t-il une nouvelle fois des djihadistes à son profit, transformant l’affrontement politico-militaire en une guerre religieuse. »[2]
Un conflit ethnico-religieux
La zone semble être le point de rencontre des plaques tectoniques civilisationnelles. Alors que l’Arménie apparaît isolée, la Turquie et l’Azerbaïdjan entretiennent des liens forts basés sur l’appartenance à l’identité turque et sur la religion musulmane, résumés par la formule du président Erdogan : « un peuple, deux Etats ».
De son côté, la Russie, bien que liée à l’Arménie par le traité de l’OTSC, ne possède pas de liens culturels et religieux aussi forts que la Turquie avec l’Azerbaïdjan et préfère donc ménager les deux belligérants, pour s’affirmer comme puissance d’équilibre dans le conflit afin de reprendre pied dans sa zone d’influence caucasienne. En revanche, son attitude vis-à-vis de la Turquie est plus ambiguë puisqu’elle cherche à la fois à endiguer l’influence turque dans la région, mais elle souhaiterait, dans le même temps, se rapprocher d’une Turquie, encore membre de l’OTAN, mais de plus en plus critique vis-à-vis de l’Occident.
Le caractère religieux n’est pas le seul facteur d’explication du conflit puisque Israël trouve par exemple son intérêt à défendre l’Azerbaïdjan, pays à majorité chiite, qui est un partenaire commercial de première importance. « Israël a fourni pour 4 ou 5 milliards d’armes depuis quelques années à l’Azerbaïdjan », précise Pascal Boniface, directeur de l’IRIS[3]. En échange l’Azerbaïdjan alimente l’Etat hébreu en hydrocarbures.
De même, l’Arménie peut trouver un soutien discret du côté de l’Iran qui « […] se trouve […] très inquiet de ce nouveau conflit. Il se sent menacé parce qu’il existe un irrédentisme azerbaïdjanais dans toutes les provinces du nord de l’Iran. Il y a une très importante minorité turcophone azerbaïdjanaise qui revendique périodiquement son rattachement à l’Azerbaïdjan indépendant du nord. Ce qui explique que l’Iran – à majorité chiite – soutient l’Arménie chrétienne pour des raisons géostratégiques », détaille Tigrane Yégavian, chercheur au CFRR[4]. Bénéficiant des soutiens timorés de la Russie et de l’Iran, l’Arménie semble donc relativement isolée face à un Azerbaïdjan, riche de ses hydrocarbures et de ses soutiens militaires turc et israéliens.
La France, une absence remarquée ?
La France, par la voix du président Macron s’est positionnée, en novembre 2020, en faveur de l’Arménie en demandant « fermement à la Turquie de mettre fin à ses provocations au sujet du Haut-Karabagh [=de l’Artsakh], de faire preuve de retenue et de ne rien faire qui compromette la possibilité qu’un accord durable soit négocié entre les parties et dans le cadre du groupe de Minsk », tout en précisant l’importance de préserver « les intérêts de l’Arménie »[5].
Cette prise de position témoigne d’un lien culturel, historique et affectif fort entre la France et l’Arménie. A l’occasion de la défaite militaire de l’Arménie en 2020, l’écrivain Sylvain Tesson décrivait son affection à l’égard de ce pays du Caucase : « […] mon cœur me porte vers l’Arménie, pour des raisons qui tiennent à mes affections culturelles, spirituelles, intérieures, je crois que la France avait un lien profond d’amitié et de fraternité avec l’Arménie. Je crois que cette vieille relation n’est pas complètement morte mais elle est en hibernation et je le regrette. »[6]
Comme Sylvain Tesson, à la suite de la guerre des quarante-quatre jours, plusieurs dizaines d’autres personnalités françaises ont signé une tribune dans Le Figaro[7] appelant à soutenir l’Arménie dans cette guerre contre l’Azerbaïdjan. On y trouve, entre autres, Bernard Henri-Levy, Jean Dujardin, Juliette Binoche, Jean Reno, Jean-Pierre Darroussin, Michel Drucker, Yves de Gaulle, Jean-Marie Rouart, Erik Orsenna, Caroline Fourest, Didier Decoin, Jacques Attali, Dany Boon ; comme un symbole pour souligner ce lien singulier qui semble rapprocher les deux pays.
Le soutien de la France à l’Arménie trouve un écho en Occident notamment par la reconnaissance officielle du génocide arménien par le président américain Joe Biden le 24 avril 2021. Plus récemment, la question arménienne s’est invitée dans la campagne présidentielle française lorsque le candidat Eric Zemmour est allé en Arménie ou encore lorsque le président azéri, Ilham Aliyev, s’en est pris à Valérie Pécresse[8], candidate Les Républicains, pour s’être rendue en décembre 2021 dans la région de l’Artsakh.
Si le cœur (et la diaspora arménienne en France) semble pencher vers un soutien affirmé à l’Arménie, la visite d’Ursula Von der Leyen à Bakou pour passer des contrats d’achat de gaz le 18 juillet 2022 (suite aux sanctions contre la Russie) semble au contraire encourager les forces turco-azéris à relancer leur offensive. « Cette guerre en Ukraine donne l’occasion à l’Azerbaïdjan de bomber le torse et de négocier des livraisons de gaz aux Européens en alternative à celui que la Russie ne livrera pas », conclut Tigrane Yégavian[9].
Début août 2022, de nouveaux affrontements avaient été annoncés, avant une offensive les 13 et 14 septembre 2022, dirigée cette fois vers les frontières de l’Arménie.
Dès lors, faut-il soutenir sans réserve l’Ukraine au détriment de l’Arménie ? Dans ce cas, quel message serait envoyé à la Grèce et à Chypre, nos partenaires européens, qui s’inquiètent de l’expansionnisme turc, celui-ci n’hésitant plus à s’appuyer sur des mercenaires islamistes pour étendre son influence. Sans intervention européenne, l’Empire Ottoman se serait-il arrêté à Vienne ?