Arménie-Azerbaïdjan : fin ou regain de l’affrontement ?
Dans son ouvrage : Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? l’auteur, Gaïdz Minassian, nous offre un panorama dense et clair sur ce conflit du Caucase Sud, situé au carrefour entre les empires russe, persan et turc. Comment construire la paix lorsque les intérêts locaux rencontrent les lignes de fractures internationales ? C’est tout l’enjeu de cet ouvrage dont l’objectif est de mieux comprendre les ressorts de ce conflit de longue date, qui ressurgit dans l’actualité. Quand le confort et la fluidité de lecture rencontrent la précision et l’esprit d’analyse.
Des points communs …
Arménie comme Azerbaïdjan ont des constructions étatiques récentes. Ces deux pays, tout droit sortis de l’URSS, ont dû apprivoiser leur indépendance, apprendre à construire leur propre Etat, à s’émanciper de leur ancienne puissance tutélaire et à sécuriser leurs frontières. « Ayant accédé à la scène internationale sur fond de guerre et avec peu de ressources matérielles, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont en tant qu’États successeurs dans l’obligation de se doter des instruments du pouvoir régalien, essentiellement une défense et une diplomatie dans le cadre d’une nouvelle Constitution nationale respective proclamée la même année en 1995. »
Ces deux pays de taille équivalente sont tous les deux situés dans le Caucase Sud aux confins de trois empires. Cette situation géographique n’est pas anodine puisqu’elle explique la division qui existe en Arménie entre les pro-occidentaux, tournés vers l’Europe, et les pro-russes, partisans d’un rapprochement avec Moscou. De même, l’Azerbaïdjan se situe entre son ancienne puissance tutélaire russe et son allié naturel la Turquie. Quant à l’Iran, le pays cherche à éviter tout irrédentisme de ses minorités azerbaïdjanaises internes, ce qui le pousse à se rapprocher de l’Arménie et à empêcher toute avancée significative de l’Azerbaïdjan.
… et des chemins (religieux) divergents
Le facteur religieux pourrait être un facteur explicatif qui permettrait de mieux comprendre ce qui pousse l’Arménie chrétienne à se rapprocher d’une Europe libre, démocratique et historiquement chrétienne et l’Azerbaïdjan à se tourner plus naturellement vers une Turquie marquée par un retour de l’islam politique.
Néanmoins, l’auteur balaye cette explication. « Toute lecture confessionnelle de ces conflits est empiriquement infondée : l’Iran chiite entretient des relations difficiles avec l’Azerbaïdjan majoritairement chiite ; l’Arménie apostolique cultive des relations ambiguës, avec la Géorgie orthodoxe et équivoques avec la Russie chrétienne. Quant aux relations entre les deux capitales orthodoxes, Moscou et Tbilissi, elles sont pour le moins conflictuelles ; sans parler des excellentes relations entre Tbilissi et Ankara et du partenariat exigeant mais réel, entre Ankara et Moscou. Ainsi, le débat sur la défense d’une civilisation chrétienne menacée au Caucase est plus qu’orienté et gênant, et répond à un agenda idéologique qui résonne plus avec les enjeux des problématiques locales qu’avec les thèses identitaires de Samuel Huntington sur le choc des civilisations », signale Gaïdz Minassian.
Pour autant, lorsqu’il s’agit de mobiliser des troupes dans la troisième phase du conflit, ce sont principalement des contingents de combattants islamistes qui sont mobilisés à l’image des « milices islamistes syriennes, dont les forces varient entre 400 et 4000 volontaires » . Tout ne s’explique pas par la religion mais rien ne peut s’expliquer sans la religion ?
Continuité et rupture
La chute de l’URSS en 1991 marque la réémergence de frontières dures et la réapparition de la volonté de clarifier les appartenances nationales, par conséquent les conflits régionaux sont inévitables, à l’image du Haut-Karabagh, région peuplée d’Arméniens à l’intérieur des frontières de l’Azerbaïdjan. Intégrité territoriale ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
L’auteur dissocie trois phases d’affrontement distinctes : 1991-1998, 1998-2016 et 2017-2023.
La première phase se solde par une victoire arménienne, qui préfigure cependant des défaites à venir. « La victoire militaire de 1994 relève […] de l’illusion, mais les Arméniens ne s’en rendent pas compte, car ils sont encore imprégnés du poids de la mythologie et d’un passé sacré », rapporte l’auteur.
La deuxième phase se caractérise par une continuité et une exacerbation des tensions entre les deux belligérants et un immobilisme. Aucune solution pérenne ne se dégage. « Cette guerre des Quatre Jours, sans vainqueur ni vaincu clairement identifié, n’a rien changé en apparence. […] La paix n’a pas avancé et les pourparlers se poursuivent. »
La troisième phase, dont la fin est fixée en 2023, marque une défaite de l’Arménie et la place dans une posture délicate pour la suite des événements.
D’une manière générale, les différents processus diplomatiques n’ont jamais empêché les affrontements armés, ni les exactions sur les populations civiles. Le fil rouge de ce conflit correspond aux intérêts de l’Azerbaïdjan, qui est parvenu à reprendre la main et à dominer le calendrier. D’abord en apprenant de sa défaite initiale pour tirer les leçons et agir en conséquence. En s’appuyant sur une manne gazière, sur une restructuration de son armée et sur un réarmement de sa population, Ilham Aliev est parvenu à redresser le pays. Le résultat est frappant, l’Azerbaïdjan s’est imposé comme un pivot régional, convoité par la Turquie et la Russie, craint par l’Arménie et l’Iran.
La Russie : un faiseur de roi, de plus en plus contesté
« Vladimir Poutine aime le répéter depuis des années : « Il n’y a ni gagnant ni perdant » ». La Russie semble jouer le rôle de faiseur de roi dans le Caucase Sud, accordant tour à tour son soutien à l’un ou à l’autre des protagonistes, elle parvient ainsi à se maintenir dans son pré-carré. « […] Ce rôle d’arbitre […] lui va comme un gant, Vladimir Poutine n’a de cesse de poursuivre une stratégie néo-impériale bien rodée depuis les tsars, celle qui consiste à affaiblir Erevan […] pour mieux tenir Bakou […] le tout visant à réintégrer la région dans le giron russe », ajoute Gaïdz Minassian. Ce jeu d’équilibriste s’explique par une nécessité pour Moscou d’empêcher l’un ou l’autre des protagonistes de tomber totalement dans le giron de la Turquie ou des États-Unis.
Ces deux puissances n’hésitent justement pas à avancer leurs pions dans la région. La victoire de 2020 a conforté la Turquie comme allié indéfectible de l’Azerbaïdjan. « Bakou est soutenu par la Turquie dans cette entreprise de valorisation et de normalisation de l’espace, à commencer par son président Recep Tayyip Erdogan, qui, a l’issue d’un tête-à-tête avec Ilham Aliev, à Shusha, le 15 juin 2021, y annonce l’ouverture prochaine d’un consulat général turc. »
À Erevan, la défaite de 2020 puis la fuite des Arméniens du Haut-Karabagh en fin d’année 2023, affaiblit les forces politiques russophiles et pro-Kremlin et offre un terreau favorable aux Occidentaux. Naturellement, « en intervenant directement dans l’arrêt des combats en septembre 2022, Washington en profite pour introduire un pied dans les relations russo-arméniennes et s’impliquer davantage dans le dispositif de sécurité de la petite République du Caucase du Sud. »
Quels enjeux à venir ?
Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est étroitement lié à la guerre en Ukraine. « Plus que jamais la clé de la paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dépend de l’itinéraire de la guerre en Ukraine, une interdépendance des crises à laquelle s’ajoute une autre conflictualité, plus au sud, celle exposant Israël à l’Iran depuis l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 […] », partage l’auteur.
Outre les conflits, la région du Caucase est une région centrale pour le transit de l’énergie russe du nord vers les zones de croissances du sud, notamment en Inde. « Pour cela, après avoir concouru à fixer le statut de la Caspienne, Moscou s’appuie sur le réseau des « Cinq-Mers » (Blanche, Baltique, d’Azov, Noire, Caspienne) interconnecté au projet d’International North South Transport Corridor (INSTC) en vue de constituer avec l’Azerbaïdjan, l’Iran et l’Inde un projet de coopération économique et stratégique multilatérale. »
Cette Nouvelle Guerre de Trente Ans, selon les mots de l’auteur, risque de voir encore des évolutions significatives dans les prochains mois et les prochaines années. Première étape, quel sera l’avenir des forces russes en Azerbaïdjan ? « Officiellement, la mission des 2000 soldats russes s’achève en 2025 », en fonction de la reconduite ou non de la mission, il sera possible d’observer la poursuite ou non de l’influence russe dans la région.
Enfin, la victoire de l’Azerbaïdjan est aussi la victoire du panturquisme mené tambour battant par le président Erdogan. Il s’agit d’une tendance de fond qu’il faut continuer à observer car elle aura des conséquences importantes, dont l’instauration du couloir de Zanguezour serait une première étape. « […] Dans l’hypothèse où le corridor du Zanguezour viendrait à voir le jour, la Turquie et l’Azerbaïdjan seraient interconnectés géographiquement, ce qui serait un précédent dans l’histoire contemporaine et consacrerait l’avènement du panturquisme, avec le consentement de son rival historique, la Russie. » Quelle sera la réaction des deux principaux opposants à de projet, l’Iran et de la Chine ? Quid de la Russie ? Quel sort sera réservé à l’Arménie ? Tant de questions auxquelles il faudra trouver des réponses.