Le doublage français : un véritable atout d’influence en danger ?

En octobre 2023, après cinq mois de grèves, les comédiens-doubleurs de Hollywood ont obtenu des concessions à leurs revendications visant à protéger leurs droits contre les menaces de l’intelligence artificielle (IA). Si ce succès est un premier pas, plusieurs zones d’ombre subsistent, notamment sur l’utilisation de leur voix sans consentement ou sur les questions du doublage à l’étranger. Ce questionnement touche en effet les comédiens du monde entier et en France, où ils se mobilisent déjà pour défendre leurs droits. Or, le sujet y est encore trop peu investi par le gouvernement, alors que le doublage représente 15 000 emplois dans l’Hexagone et est un levier important d’influence et de rayonnement de la langue et de la culture françaises.

La France au cœur du doublage francophone : une excellence tirée de son expérience

En dépit de l’avènement des plateformes de rediffusion en ligne qui donnent plus de liberté dans le choix des versions, les Français continuent de consommer en majorité les versions françaises, d’après les chiffres de Netflix en 2023 rapportés par France Culture en 2023. De même, les versions originales représentent moins de 15% des entrées au cinéma en 2024 (contre 20% en 2023), d’après les chiffres de United Voice Artists(UVA) et concernent surtout les classes les plus instruites vivant dans les grandes villes. La France est en effet la plus grande consommatrice des versions doublées en Europe, devant l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Pour cause, elle double presque automatiquement les films importés, et ce depuis l’avènement des films parlants.

Le début de l’importation des films américains dans les années 1930 est marqué par une discrimination du public qui ne parle pas anglais. Le doublage naît afin d’optimiser leur exportation. La méthode coûteuse consistant à faire apprendre phonétiquement les répliques en plusieurs langues par les acteurs, à l’image de Laurel et Hardy, est rapidement remplacée par des doublages en studio américain puis dans les pays d’importation. Sans interdire les versions étrangères, comme c’est le cas en Allemagne ou en Italie, la France limite la diffusion des films étrangers en langue originale et impose leur doublage directement en France dès 1932. Elle se spécialise alors progressivement et développe un véritable savoir-faire technique. Entre la fin des années 1920 et le début des années 1930, le français Delacommune perfectionne par exemple la bande rythmo, utilisée jusqu’alors pour la synchronisation musicale : les répliques à lire et indications défilent sur une bande sous les images pour une lecture synchronisée. Les comédiens-doubleurs peuvent ainsi incarner leur personnage, contrairement à d’autres techniques qui consistent à lire sur une feuille les répliques (au Japon) ou à les répéter en boucle (au Royaume-Uni). De même, les techniciens ont une très bonne expérience dans la prise de son direct, s’adaptant aux spécificités de la langue française, sans tonicité ni variation et à la tessiture étroite. Selon Michel Cassang, ingénieur du son et enseignant à l’Ecole ENS Louis Lumière à Lyon, ces techniciens n’ont donc « rien à envier aux Anglo-saxons. Ils ont une bonne réputation ». 

Progressivement, la France s’est donc imposée comme le cœur du doublage francophone en Europe. Quelques studios secondaires existent en Belgique, mais ils travaillent avec les studios français. Le Maroc tente également de développer un sous-marché, mais il n’en est qu’à ses balbutiements. Grâce à cette position privilégiée, la France peut exporter la langue française et par la même sa propre culture.

Le doublage comme outil de rayonnement culturel : un enjeu de souveraineté

La première étape du doublage consiste à traduire et adapter les textes originaux. Dès les années 1930, le doublage est un outil de défense de souveraineté : il sert souvent la propagande des pays d’Amérique latine alors que les mouvements nationalistes et idéologiques en Espagne, Allemagne ou Italie l’imposent pour « assurer une standardisation de la langue » et « une réappropriation d’une œuvre étrangère importée, vue comme une menace » (Robyns, 1994). Le sous-titrage des œuvres originales serait au contraire imposé dans des pays plus ouverts aux influences étrangères, comme c’est le cas en Corée du Sud ou dans les pays scandinaves. En France, le décret de 1932 est toujours en vigueur. Il a élargi à l’Union européenne le territoire de réalisation des doublages et n’admet qu’une seule exception, pour les « œuvres et documents d’origine canadienne doublés au Canada ». Ainsi, en luttant contre l’influence culturelle extérieure, la France a renforcé sa politique d’influence.

Comme le souligne Vanessa Bertran, dialoguiste « adaptateur » et présidente de l’Union professionnelle des auteurs du doublage (UPAD) qui défend le droit des dialoguistes, le doublage participe au rayonnement du français : « On a une grande responsabilité dans toute la Francophonie, du Liban à l’Afrique, et dans des pays non francophones, pour des gens qui veulent s’initier au français. On peut apprendre ou s’initier à une langue étrangère de façon alternative via ces œuvres. ». Selon elle, le défi du doublage est de « trouver à travers les subtilités du français comment passer la barrière linguistique ». Les dialoguistes-adaptateurs cherchent donc à utiliser un français le plus neutre et intemporel possible « afin de montrer les grandes nuances de la langue française […] tout en ayant des petites touches d’actualité avec des expressions courantes ». En ce sens, ils participent grandement au rayonnement de la langue française tout en essayant d’éviter « le franchouillard et la francisation, et les références franco-françaises » pour universaliser le doublage.

En effet, au-delà d’une simple traduction, les dialoguistes « adaptateurs » s’appliquent à respecter les intentions initiales pour éviter « une trahison de l’œuvre » (Michel Cassang) en dépit des contraintes temporelles et labiales [NDLR respect des mouvements des lèvres, du rythme, etc.]. Il s’agit alors d’un choix artistique complexe, critiqués par certains comme étant à l’origine d’une perte d’authenticité de l’œuvre originale, voire parfois de cohérence alors que les éléments visuels du film rappellent sans cesse son origine (décors, couleurs de peau, costumes, expressions faciales, etc.). Afin d’assurer la compréhension du public cible, il faut tenter de reproduire les différents niveaux de langue et les spécificités culturelles (par exemple les accents régionaux) tout en réalisant une adaptation socioculturelle pour rendre compte au plus juste des blagues ou références culturelles. Si une vraie réflexion s’engage lors de l’adaptation, entre les différents auteurs-dialoguistes, avec l’équipe de production d’origine ou avec les antennes du distributeur afin de respecter une certaine cohérence, pour certains il s’agit donc plus d’une réappropriation culturelle de l’œuvre que d’une simple adaptation.

Le rapport entre le Québec et la France sur le doublage est assez révélateur de ce mécanisme de transfert culturel. Le Québec a l’avantage de doubler plus vite et moins cher, en particulier les séries américaines, et de doubler les productions avec lesquelles il est en coopération. Néanmoins, le distributeur peut imposer deux versions : un doublage franco-français et un doublage québécois. Cette décision est au profit de la France qui est en charge du doublage à destination des pays francophones européens. L’existence de ces deux versions met en lumière la différence culturelle qui transparaît à travers les doublages. D’après une étude, le doublage québécois proposerait un doublage beaucoup plus neutre, littéral et policé que le doublage français et sans les intonations naturelles et caractéristiques de la province (Reinke et Ostiguy, 2019). Les populations préfèrent d’ailleurs souvent la version de leur pays d’origine : les témoignages québécois dénoncent souvent les blagues, les expressions ou les références françaises en décalage avec leur culture et réclament un doublage canadien plus automatique où les particularités sont assumées. Au contraire, les autres populations francophones non françaises ne se mobilisent pas sur la question ; la version française semble donc plus convenir aux populations belges, suisses ou luxembourgeoises. Cela pourrait s’expliquer du fait d’une plus forte proximité culturelle ou linguistique. On pourrait bien entendu imaginer une version suisse, marocaine ou créole d’un même film, à l’image des chaînes de télévisions bretonnes ou corses, qui « contribueraient à montrer la diversité de la langue française, si vivante et plurielle », explique Vanessa Bertran, mais les coûts seraient alors très importants, rejoignant les nombreux défis que le doublage français doit déjà relever.

Le doublage français en péril : quels défis à relever ?

Comme toutes les industries, le doublage est confronté à l’enjeu de ses financements qui déterminent la qualité du doublage. Selon Michel Cassang, « le doublage est plus un problème d’argent qu’un problème de gens ». En effet, « la distribution des rôles de comédiens-doubleurs est digne des grosses productions américaines. Ce sont des comédiens chevronnés avec une véritable direction […] exactement comme sur un plateau ». Néanmoins, l’investissement dans le choix qualitatif des comédiens, d’une direction, des ingénieurs ou même du doublage relève d’un calcul financier dont pâtissent parfois les productions à forte cadence, comme c’est le cas des séries télévisées. Or, ces dernières étant les produits les plus doublés, leur mauvais doublage « fait perdre en crédibilité l’industrie française » (Pierre Maubouché).

De plus, les comédiens-doubleurs dénoncent un manque d’encadrement, contrairement à ce qui se fait au Royaume-Uni ou en Allemagne. Les tarifs ne sont par exemple pas bien réglementés, en particulier pour les jeux vidéo, et les sociétés qui sont en réelle compétition sur le marché n’hésitent pas à réduire les paies des créateurs (comédiens, dialoguistes, etc.). Si le CNC a tenté d’améliorer la situation en signant en 2011 la Charte sur les bons usages du doublage, elle ne subventionne que les prestataires techniques (studios de doublage) sans leur imposer ces pratiques vertueuses. Selon Vanessa Bertran, une bonne façon de les encourager serait de décerner des labels aux sociétés les plus méritantes et de valoriser toutes les professions du doublage à travers des subventions ou une meilleure législation.

L’une des préoccupations les plus contemporaines entoure la menace que représente l’IA (Lipitt, HeyGen, etc.). Cette dernière offre de nombreuses possibilités post-production déjà utilisées en Amérique : correction des mouvements des lèvres, transposition du grain original de l’acteur sur le timbre du doubleur, clonage des voix des acteurs décédés ou non, etc. Certains pourraient croire qu’elles menacent le monde du doublage. Néanmoins, pour Pierre Maubouché, ces révolutions ne sont pas en soit un danger pour les « conteurs du temps moderne ». En effet, les machines ne peuvent pas pour l’instant imiter « la dimension humaine du doublage dans toute sa complexité, sa nuance et son imperfection d’expression » ou faire des propositions artistiques au-delà de celles demandées par le client. Selon Vanessa Bertran, l’IA et les super-technologies ne sont pas non plus au point pour l’adaptation pour les mêmes raisons. Elle se contentent d’une traduction littérale du texte original, « sans tenir compte du fait qu’elle écrit pour une image et pour un comédien ». L’ensemble artistique n’est pas pris en considération pour donner l’impression que c’est la langue d’origine. « Il lui manque la folie, l’erreur et l’interprétation humaines », complète Michel Cassang. Selon lui, « dans l’histoire on se rend souvent compte qu’il y a un emballement immédiat. Qu’on fait des choses inimaginables qu’on ne pouvait pas faire avant. Mais finalement, on s’en est servi uniquement pour faire ce qu’on faisait avant, mais à moindre coût et moins bien. C’est la créativité artistique de la personne qui s’en empare qui va faire l’intérêt de la technologie ». L’utilisation de ces nouvelles technologies serait en réalité liée à des calculs financiers plus qu’à des préoccupations artistiques et de qualité. Finalement, ces technologies seraient en réalité 30% plus coûteuses que des humains pour « des résultats encore peu probants et beaucoup de travail en amont », ajoute Vanessa Bertran. Patrick Kuban est l’un des cinq coprésidents de la fédération mondiale UVA qui lutte pour une harmonisation des droits des comédiens-doubleurs dans le monde et le fondateur et premier président de l’association Les Voix, qui a lancé la campagne « Touche pas à ma VF ». Il est particulièrement investi dans la défense des droits des comédiens-doubleurs sur l’utilisation de leur voix par la technologie et explique que la priorité devrait être donnée à donner les moyens aux équipes de doublage d’assurer un doublage de qualité (temps de préparation et d’enregistrement, meilleures rémunérations, travail en équipe, etc.).

Enfin, le monde du doublage souffre d’un certain manque de reconnaissance publique qui pourrait faire avancer toutes les problématiques abordées précédemment. Le métier est encore méprisé et considéré comme une occupation secondaire, ingrate des comédiens, bien que cette situation évolue : depuis 1995, les doubleurs sont obligatoirement crédités au générique ; les bandes sonores reçoivent des prix techniques aux Césars ; les comédiens-doubleurs sont récompensés aux États-Unis… Un récent engouement peut également être constaté, grâce en partie au succès des voix des anime et des films d’animation (Pascal Chemin, Brigitte Lecordier, Richard Darbois, etc.). Les doublages ponctuels par des personnalités telles que l’influenceuse Lena Situations dans Barbie (2023) ou du joueur de football Olivier Giroud dans Spiderman 2018 ont également « un intérêt promotionnel non-négligeable, mais qui ne doit pas éclipser la dimension professionnelle du milieu », selon Patrick Kuban. Cette attractivité récente permet de sensibiliser au travail réalisé par la création d’un nouveau lien avec le public, « de faire réfléchir sur les subtilités du langage et sur l’interprétation de l’image, travail de pédagogie », partage Vanessa Bertran, et surtout de donner plus de poids au monde du doublage dans les discussions de défense de leurs droits (Patrick Kuban).

Par Audrey BRIANE

Sources :

France Culture, « Pourquoi la France préfère-t-elle les versions doublées », publié le 16/05.2023 (en ligne) :https://www.radiofrance.fr/franceculture/pourquoi-la-france-prefere-t-elle-les-versions-doublees-8956883.

Cornu, Jean-François, Le doublage et le sous-titrage. Histoire et esthétique, Presses universitaires de Rennes, P.442, 2014.

Goris, Olivier, La question du doublage français A la recherche d’un cadre d’investigation systématique, Comparative Littérature, K.U. Leuven, Université de Namur, FNRS.

Ramière, Nathalie, « Comment le sous-titrage et le doublage peuvent modifier la perception d’un film. Analyse contrastive des versions sous-titrées et doublées en français du film d’Elia Kazan, A Streetcar Named Desire (1951) », Meta, volume 49, n°1, avril 2004, p. 102-114: https://id.erudit.org/iderudit/009026ar

Reinke, Kristin ; Ostiguy, Luc, « La langue du doublage québécois : un français parlé « sous bonne surveillance » », Revue canadienne de linguistique appliquée, 22(2), 1–26, 2019 : https://doi.org/10.7202/1063772ar

Robyns, Clem, “Translation and Discursive Identity”, Poetics Today, 1994.

Silbert, Nathalie, « La voix, salut des comédiens au temps du COVID », Les échos du week-end, pp.38-40.