Pourquoi refuser la traduction automatique ? La Voix aux traductrices ! 

Si l’automatisation de la traduction est dite indispensable, elle est pourtant largement contestable, ou du moins vivement contestée. Se cache derrière la « traduction automatique » une réalité sociale, éthique et poïétique qui doit être percée à jour. L’interview de Peggy Rolland et Carole Fily, traductrices, nous permettra de saisir le fond de ce mouvement de rejet des intelligences artificielles dans le champ de la traduction comme art, comme création, comme acte plein d’écriture.

Traduction automatique et traduction humaine : un affrontement ? 

De fait plus que de droit, les pratiques ont redéfini le métier de traducteur. Alors que les machines sont de plus en plus utilisées pour traduire, Peggy Rolland explique la métamorphose des tâches : « le métier de traducteur : formation la plus évidente pour vérifier ce qu’a fait la machine ». Ainsi, l’acte créatif, ou du moins productif, que constituait la traduction devient un travail de relecture, de contrôle, c’est-à-dire ce que l’on appelle le « post-editing ». L’intérêt est bien moindre pour l’humain, dans ce qui s’annonce comme une inversion des rôles. La question est également celle des cadences de travail, si l’intelligence artificielle traduit à une vitesse surhumaine, le traducteur lui, pour continuer de gagner sa vie doit relire de plus en plus vite. 

Mais loin de noircir entièrement le portrait, il faut reconnaître une certaine efficacité de l’intelligence artificielle, voire une ingéniosité. Carole Fily nous conte une expérience qu’elle accomplit en ayant recours à des outils de traduction en ligne, tels que le très populaire Deepl, mais aussi Payantà, Reverso, Google Translate. Elle tire un bilan contrasté : sur deux éléments à traduire, l’un est très bien rendu, mais l’autre pas du tout. Pour la traductrice de romans, la saisie du contexte reste le principal point d’achoppement. Ce qui fait difficulté, c’est bien de saisir un ensemble de significations culturelles et relatives à l’œuvre traduite, ainsi, isoler une phrase pour la traduire à l’aide d’un logiciel peut conduire à des aberrations, des calques, des confusions de temps verbaux, du mot à mot…

Carole Fily donne un exemple qui peut faire sourire : un personnage nommé « Brand » dans un roman allemand sera rebaptisé « incendie » par la machine. La conclusion de la traductrice va dans le sens du nouveau rôle donné à l’humain : « il faut bien voir que c’est une traduction aveugle » dit-elle. « Cela ne marche pas toujours car le logiciel, contrairement au traducteur, ne voit pas forcément le texte comme un ensemble ». Ainsi, on devine la nécessité pour le traducteur de revenir sur le « travail » de la machine ». 

Traduction automatique : un oxymore ? 

Plus qu’un affrontement pour la partie créative du travail de traduction, l’humain et la machine travaillent plutôt main dans la main… Mais leur relation est plus complexe qu’il n’y paraît. En réalité, la machine travaille sur une énorme matière humaine : elle puise ses traductions dans une base de données en ligne sans se soucier des sources, qui sont toujours originellement des sources humaines. Peggy Rolland insiste sur ce point aveugle : en traduisant, la machine réalise un vaste plagiat, et, en utilisant de tels logiciels, nous nous exposons à ce même risque. Elle donne voix au besoin d’information, comparant le produit traduit par la machine avec un produit dont il nous faut connaître les aliments.

Si le traducteur et la machine ne s’affrontent entièrement, c’est d’abord parce que la traduction automatique, comme l’énonce Peggy Rolland, n’est pas réellement de la traduction. Ainsi, selon elle, « la machine ne traduit pas, c’est une statistique, un algorithme, analyse de la donnée en quelques instants, la machine ne fait que ressortir la probabilité la plus forte dans une langue donnée ». Ce qui ressort, c’est bien des capacités différentes qui sont à distinguer sous une tâche qui peut paraître être la même. Le traducteur doit comprendre, la machine doit calculer.

À prendre ce que produit la machine pour de la traduction au même titre qu’un produit humain, on est en proie aux problèmes éthiques. Peggy Rolland résume les principales questions qui surgissent : « à partir du moment où on post-édite un texte passé par la machine : qui est auteur du texte ? Peut-on considérer que la machine est un amalgame d’un nombre infini de textes d’auteurs ? Le traducteur est-il auteur ? s’il modifie le texte, s’il fait œuvre de création originale de l’esprit : peut-on considérer que le traducteur est auteur de la traduction ? ». Ce qui représente un problème, c’est que nous n’avons pas de réponse à ces questions car normes et encadrements ne vont pas assez vite par rapport aux usages et techniques qui se développement.

D’une manière générale, les textes traduits par une machine peuvent nous interroger dès lors qu’il y a erreur, ou même faute. On peut imaginer les enjeux d’une traduction d’un texte de loi ou même d’un simple mode d’emploi par une intelligence artificielle, si une erreur s’y glisse, comment identifier un responsable ?

Réalités sociales et enjeux littéraires : la traduction comme acte d’humanité ? 

Une aliénation. L’usage du logiciel de traduction a profondément métamorphosé le temps de la traduction : l’acte est mis à mal par des cadences de travail accélérées. Certains éditeurs encouragent le recours aux logiciels pour que les traducteurs se corrigent ou gagnent du temps. Mais en réalité, le travail de « post-editing », ou de relecture, est plus éprouvant et moins rentable que celui de la traduction. Il y a donc une certaine dévaluation du métier de traducteur, déjà peu reconnu. Peggy Rolland souligne cet enjeu de perte de statut. 

Réhabiliter le traducteur auteur et artiste. Peut-être est-ce dans le champ de la littérature que l’argument anti-IA résonne le mieux : il y a l’idée que si on brade la traduction, on pourrait également brader la qualité littéraire et les idées. Peggy Rolland explique que cela est un argument auquel le public est réceptif. Cet argument nous invite également à reconsidérer ce qu’est la traduction. 

Nos deux traductrices font bien apparaître ce qui est le propre de la traduction, c’est-à-dire un geste d’humanité, de sensibilité. 

Ainsi, la traduction est cette « capacité de faire apparaître quelque chose qui n’est pas de l’ordre du visible, faire ressortir le contexte, faire ressortir de l’humour » aux yeux de Peggy Rolland. Elle nous livre une conviction personnelle : « l’acte de traduction est toujours dépendant de l’intention : pourquoi traduire ? Parce qu’on a le besoin de se faire comprendre dans une autre langue, et cela dépend du public et du message à faire passer ». La traductrice rappelle que les outils actuels sont incapables de prendre en considération un interlocuteur ou même un public, là où c’est le fond du travail du traducteur. 

Pour Carole Fily, là où le traducteur automatique traduit au kilomètre et des banalités, il y a un bien-fondé du traducteur : « on ne traduit jamais seul » affirme-t-elle, « on travaille en se nourrissant du monde extérieur ». Si la machine reste en surface, la dimension créative réside dans le fait que la traduction est une question de subjectivité : Carole Fily conclut : « on traduit avec sa chair humaine ».

Par Smila THORIN