Quand l’Algérie nie sa francophonie

L’Algérie se veut arabe et musulmane. Elle niait sa composante française et, jusqu’à récemment, sa composante berbère. J’ai lu et entendu : « Un francophone est un traître, et un berbérophone est un séparatiste ».
Le pouvoir a fait quelques concessions de forme en faveur des langues berbères, mais a redoublé d’hostilité envers le français.
Il refuse notamment de faire partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie, où figurent pourtant des pays nettement moins francophones.

Une brève histoire de la francophonie algérienne

Quand les Français débarquent en 1830, les langues pratiquées sont l’arabe dialectal, les langues berbères et l’arabe coranique à la mosquée. Le système scolaire est rudimentaire : les filles restent à la maison, les garçons vont à l’école coranique un petit nombre d’heures par semaine, pour y apprendre par cœur quelques phrases du Coran. Seuls les plus doués vont dans des écoles religieuses apprendre à lire et à écrire. Ils étudient les textes les plus importants, notamment le droit, qui découle du Coran.

Les Français conquièrent progressivement le pays à partir de 1830. La dernière révolte locale a lieu en 1870. Je dis « le pays », et non l’Algérie, car cette dernière n’existait pas. Il y avait seulement une « régence » de l’empire ottoman dans la ville d’Alger et quelques garnisons dans l’intérieur pour rappeler aux différentes tribus indépendantes de payer « le tribut », un impôt forfaitaire payé en bloc pour l’ensemble de leur population. Ce sont les Français qui donnent son nom et ses frontières à ce pays, au détriment de la Tunisie, du Maroc et des futurs Mali et Niger.
Les Français mettent en place un enseignement public en français destiné aux « Européens ». Ces derniers étaient en majorité des Espagnols, des Italiens du Sud, des Maltais… et, petit à petit, quelques Français, notamment des Corses. Remarquons que tous ces pays avaient une tradition de lutte contre les musulmans (les Barbaresques) qui les avaient razziés pendant des siècles. Ils prenaient donc une revanche sur « les Arabes » en s’installant grâce aux troupes françaises.

La cohabitation a donc été mauvaise dès le début et les discours de Napoléon III aux Européens « Vous ne pourrez rester dans ce pays qu’avec l’accord des populations arabes » déclenchèrent leur fureur. Napoléon III lance la possibilité pour tous d’acquérir la nationalité française avec le sénatus-consulte de 1865 permettant aux musulmans et aux juifs d’Algérie de demander la citoyenneté française à titre individuel, tout en conservant leurs droits religieux et personnels. La procédure devient effective après sa chute. Les juifs, présents soit depuis 2000 ans suite à leur dispersion par les Romains, mais aussi par conversion de groupes berbères, soit depuis le XVIe siècle, après leur expulsion d’Espagne, acceptent cette accession à la souveraineté française. Ils rejoignent le groupe des « Européens ».
La grande majorité des musulmans refuse, leurs autorités religieuses ayant expliqué que le droit civil français était contraire à l’islam.
Les Européens suivent l’éducation française, ainsi qu’une partie des enfants des notables musulmans. Ce mélange de Juifs et de divers Européens devient francophone, ainsi qu’une frange des musulmans, à laquelle s’ajoute pour d’autres une connaissance sommaire du français à l’occasion de leur vie professionnelle.
Il faut attendre 1958 pour que De Gaulle proclame l’égalité entre musulmans et Européens et fasse de grands efforts de scolarisation, toujours en français.
Après l’indépendance en 1962, les Européens s’en vont mais l’enseignement reste en français et le nouveau régime scolarise à tour de bras.
Manquant d’enseignants, il passe un accord avec la France – comme les autres ex-colonies françaises à la même époque – pour que de jeunes Français puissent venir y suppléer.
La quasi-totalité des jeunes algériens de cette époque a donc appris le français.
L’enseignement est arabisé dans les années 1970, et le pouvoir fait alors appel à des Égyptiens. Les mauvaises langues disent que ce pays ne s’est pas séparé de ses meilleurs éléments et se serait débarrassé des islamistes.
Bref, d’après mes amis algériens, la qualité de l’enseignement s’est alors écroulée et on a formé « des analphabètes dans les deux langues ». La langue populaire, la darija, dite arabe dialectal, qui était imprégnée de français se ré-arabise. La Kabylie est un cas intéressant : cette région montagneuse de 4 millions d’habitants, auxquels s’ajoutent des diasporas importantes à Alger et à Paris, a en pratique le français comme deuxième langue après le kabyle [1].

Enfin, le gouvernement militaire de fait qui dirige l’Algérie mène une vigoureuse campagne contre le français et en faveur de l’anglais.

Le maintien de la francophonie

Compte tenu de tout cela, le français devrait être en voie de disparition en Algérie. Or, ce n’est pas le cas.
Il y a à cela plusieurs raisons puissantes, mais pas forcément durables.
D’abord des raisons familiales. Dans une partie des familles, la formation française du grand-père et de la grand-mère fait que cette langue n’est pas tout à fait étrangère.
D’ailleurs, une partie de la population est à cheval sur la Méditerranée : les résidents en France vont souvent « au pays » et leurs enfants sont en général francophones, ce qui donne aux cousins l’occasion de pratiquer le peu de français qu’ils ont appris à l’école.
Et le fait que le décor urbain reste largement bilingue français – arabe renforce l’impression que le français n’est pas une langue étrangère.
Il y a certes maintenant des exceptions avec quelques inscriptions officielles en anglais ou en tifinagh, ce dernier étant censé être l’alphabet des berbères, comme je l’explique dans mon article sur Kabylie précédemment cité.
Dans l’autre sens, les résidents algériens du haut de la pyramide sociale se rendent souvent en France, pour des raisons professionnelles ou familiales, par exemple des enfants étudiants … ils vont également dans les autres pays francophones du Nord : le Québec, la Belgique, la Suisse romande…
Le maintien du français a également des raisons professionnelles en Algérie même : de nombreuses entreprises privées ou publiques fonctionnent partiellement en français, ainsi que les universités scientifiques.
Toutefois, le français n’y a pas les mêmes appuis qu’en Tunisie et au Maroc, où l’enseignement privé francophone, bourgeois ou professionnel, est très développé.
En Algérie les écoles privées, d’abord largement francophones, se sont vu imposer les programmes officiels en arabe et semblent beaucoup moins nombreuses que dans le reste du Maghreb.

La situation des langues en Algérie en 2024

Résumons : l’Algérie a comme langue officielle l’arabe, en pratique l’arabe standard, qui n’est pas tout à fait l’arabe littéraire et encore moins l’arabe coranique, mais il n’est pas la langue maternelle.
Les langues berbères ont également été promues langues officielles, mais ça n’a pas pour l’instant eu de grandes conséquences pratiques.
Il faudrait pour cela former les instituteurs à ces langues (il n’y a pas que le kabyle) et à l’usage du Tifinagh, rédiger un énorme corpus dans ces langues alors que le seul qui existe à ma connaissance est celui en français recueilli par les pères blancs.
Bref, il n’est pas réaliste de penser que cette officialisation aura des conséquences au-delà du cercle des spécialistes.
Une partie de la haute et moyenne pyramide sociale parle français, soit comme langue familiale soit comme langue seconde. Le reste de la population parle l’arabe dialectal que nous avons évoqué ou des langues berbères, dont la plus importante est le kabyle.
Le poids de l’arabe est renforcé par la religion : le Coran n’est valable qu’en arabe et ses traductions, par exemple en français, ne peuvent théoriquement faire foi. On l’apprend à l’école et les pratiquants l’écoutent à la mosquée.
L’anglais bénéficie de l’appui du pouvoir, du fait de sa réputation de langue universelle nécessaire professionnellement, mais aussi par hostilité de principe à la France. Très peu d’Algériens en ont certes vraiment besoin, mais l’argument frappe comme ailleurs dans le monde.
Bref, la situation linguistique est complexe. Le français est pour l’instant profondément implanté, mais il est fortement menacé à terme par l’arabe et l’anglais.
Seul un virage politique permettant de meilleures relations avec la France, avec par exemple l’ouverture de nouveaux lycées français et l’implantation de nombreuses entreprises françaises pourraient inverser la tendance.
Ce virage politique n’est malheureusement pas en vue pour l’instant.

Par Yves MONTENAY

[1] Voir mon article « L’Algérie a mal à la Kabylie » sur cette région : https://www.yvesmontenay.fr/2020/08/08/lalgerie-a-mal-a-la-kabylie/