La francophonie américaine : de l’Acadie au Mississippi et de Détroit jusqu’au Minnesota
« Maman, si les Français avaient gagné la guerre contre les Britanniques, on parlerait tous français aux États-Unis aujourd’hui ! » S’en est suivi un long hiver francophone illustré par une diminution toujours croissante du nombre de locuteurs du français, éparpillés aux quatre coins du continent. C’est le message de l’ensemble des contributeurs à cet ouvrage, comme Mélissa Baril, qui revendiquent leur appartenance à la grande famille francophone et découvrent parfois leur identité de Franco-Américains. Cette recouverte de la francophonie états-unienne offre une voie parfaite pour l’émergence et la création de nombreuses initiatives.
La Nouvelle-France comme racines historiques
Les racines de la francophonie américaine remontent toutes à la Nouvelle-France, possession française d’Amérique du Nord, perdue en 1763. Cette année marque un tournant puisqu’elle voit les francophones du continent abandonnés à leur propre sort, loin de leur patrie d’origine. Certains décidèrent de rentrer en France tandis que d’autres auront préféré faire souche.
Ils furent coureurs des bois, explorateurs des grands lacs, Québécois partis à la recherche de travail en Nouvelle-Angleterre ou Acadien pris dans la tourmente du Grand Dérangement ou encore minorité francophone du Canada ou de Louisiane. Vous l’aurez compris, la francophonie états-unienne ne peut se concevoir sans les migrations depuis le Canada français.
Plus récemment, une nouvelle vague de francophones issus du Sénégal, de Côte d’Ivoire ou d’Haïti participe à revitaliser la langue française. Une preuve supplémentaire que la défense de la francophonie est un pont entre les cultures.
Tout le propos de l’ouvrage est de montrer la résurgence de la langue française et sa revitalisation au travers d’initiatives publiques, associatives ou entrepreneuriales. « Véritable marqueur des cultures francophones à l’international, la langue française a réussi l’exploit, dans plus de 80 pays autour du globe, de réunir 300 millions de locuteurs issus de milieux variés. Ce livre retrace, dans toute sa complexité et sa beauté, l’histoire de la langue française et de la culture francophone aux États-Unis », résume dans sa préface l’ancien ambassadeur de France à Washington, Philippe Etienne. Invoquant Alexis de Tocqueville, il revient sur cette complémentarité entre la culture anglophone et l’identité francophone : « Des liens forts se sont établis entre ces deux cultures, qui semblent diamétralement opposées au premier abord : l’une trouve ses racines dans la vieille Europe et ses colonies et protectorats d’antan, et l’autre dans le Nouveau Monde ».
Etat des lieux de la francophonie aux États-Unis
Les francophones sont partout en Amérique : au Canada, au Québec, en Haïti, dans les Antilles, dans le Minnesota ou dans le Maine, et même en tant que communauté dans certaines villes américaines. Toutefois, attention de ne pas réduire les locuteurs de la langue française à leur seule caractéristique « francophone », car leur filiation, leur histoire et leur identité sont toutes différentes. « Alors qu’un Québécois se verrait peut-être davantage comme un descendant des Patriotes des rébellions de 1837 et 1838, voire des Zouaves pontificaux, un Franco-Américain se considère comme le descendant d’un ouvrier francophone de Nouvelle-Angleterre », précise David Vermette, chercheur et écrivain.
Cette distinction est encore plus importante aujourd’hui avec l’arrivée de nouveaux francophones en provenance d’Afrique. « Pour ma part, je suis certes américain, mais demeure un Africain francophone fier de représenter tout cet ensemble […] », ajoute Etienne A. Kouakou, professeur installé aux États-Unis.
Face aux différences culturelles et ethniques, la francophonie est un véritable catalyseur et un vecteur de diversité. « Je ne crois pas qu’une autre langue que le français m’aurait permis d’être exposée à tant de cultures différentes, ce qui constitue une grande richesse. En effet, j’ai grandi avec des amis libanais et vietnamiens au Sénégal, j’ai pu sympathiser avec le seul autre élève africain de la première école que j’ai fréquentée en France, je me suis fait de très bons amis francophones originaires des Seychelles, de Belgique et d’Iran à Boston et j’ai aussi rencontré de nombreux Américains francophiles qui aimaient le français encore plus que moi », partage Agnès Ndiaye Tounkara, responsable du programme French Heritage Language.
La langue française favorise l’essor de la diversité, comme en Louisiane où il n’existe pas une francophonie, mais bien une multitude. « En 2020, à l’occasion d’une interview avec Télé-Louisiane, j’ai inventé le terme de « louisianophonie » afin de donner un nom au multilinguisme de la Louisiane », partage Jerry L. Parker, professeur en Louisiane.
Y compris au sein du groupe des « franco-américains », les profils et les parcours témoignent d’une incroyable diversité, comme en le rapporte Timothy Beaulieu, fondateur de la New-Hampshire PoutineFest. « Les différents types de Franco-Américains : les personnes qui ont un nom de famille français, mais sont totalement détachées de leur héritage ; les personnes qui ne croient plus en leur culture et ne veulent pas du tout y être liées ; les personnes qui ont conservé certaines traditions, comme la pratique du français ; les personnes qui s’intéressent à leur héritage et cherchent à se reconnecter avec lui (et qu’on appelle parfois des « reborn Francos », littéralement « francophones nés à nouveau ») ».
La langue française comme fer de lance de la diversité face à l’hégémonie anglo-protestante
Vous l’aurez compris, la langue française représente un véritable enjeu de diversité : religieuse, ethnique, culturelle. En majorité catholiques, les francophones sont parfois descendants de Huguenots (protestants), en grande partie originaires d’Europe et ont tissé des liens solides avec les populations amérindiennes autochtones. D’abord grâce au commerce, « sous l’impulsion de Pierre-Charles Le Sueur, un commerce de fourrures s’est développé entre les Français et les tribus amérindiennes locales », détaille Mark Labine, avocat de formation et président de la French-American Heritage Foundation. « Le français est une langue minoritaire parlée à divers endroits du continent américain par des personnes aux couleurs et aux origines ethniques multiples, et issues de milieux variés », complète David Vermette.
Forte de cette diversité, la langue française devient un pont entre les cultures permettant aux canadiens-français de dialoguer avec leurs co-locuteurs de Nouvelle-Angleterre ou aux Acadiens d’échanger avec leurs lointains descendants toujours présents en Louisiane.
L’histoire des francophones aux États-Unis est si riche que ce sont différentes « couches » d’histoire qui se superposent aux grés des migrations, à l’image de la Louisiane, où les premiers Français ont vu l’arrivée des Acadiens après le Grand Dérangement ou encore la Nouvelle-Angleterre, où les premiers francophones ont vu l’arrivée d’un million de Québécois à la recherche de travail.
Cette incroyable diversité de la francophonie, a valu aux francophones d’être ciblés par le Klux Klux Klan en raison de son « impureté » supposée face à un anglo-protestantisme plus uniforme et aseptisé bien que les auteurs du livre n’incriminent pas la langue anglaise à l’instar du cofondateur et directeur de la Nous Foundation, Scott Tilton : « Arrêtons de stigmatiser l’anglais ».
Défendre la langue française et la culture franco-américaine
Avant de promouvoir la francophonie, il faut commencer par la défendre et éviter que les personnes qui sont francophones perdent leur langue. « […] Trois enfants français sur quatre n’ont pas la possibilité, autour du globe, de recevoir un enseignement en français. Rien n’est fait pour eux et, nous risquons de les perdre », déplore Marine Havel, consule honoraire de France à Philadelphie et présidente FLAM États-Unis.
La honte, les discriminations et les persécutions sont évoqués à plusieurs reprises par les auteurs, comme cause d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis des compatriotes américains anglophones et entretenus par des stéréotypes et autres moqueries concernant les « grenouilles ».
Les discriminations à l’égard des francophones ont d’abord été officielles et orchestrées, notamment en interdisant l’usage de la langue française à l’école, comme en témoigne Georgie V. Fergusson, psychologue clinicienne et membre de la tribu indienne Pointe-au-Chien : « même si aucun des élèves amérindiens (et aucun de leurs parents) ne parlait anglais, ils n’étaient pas autorisés à parler français à l’école. En réalité, ils étaient punis, et parfois sévèrement, s’ils le faisaient ».
Ensuite, il s’agira de mesures répressives plus officieuses et stigmatisantes, à l’origine d’une « honte » des francophones nord-américains. « Alors adulte, j’ai appris que certaines écoles plaçaient automatiquement les Franco-Américains dans des classes de français de niveau inférieur à cause de préjugés contre le français canadien », partage Robert B. Perrault, écrivain promoteur de la culture franco-américaine dans le New-Hampshire.
Nouvel et dernier outil en date : l’invisibilisation des Québécois comme voisins francophones du nord. « Il est également intéressant de se pencher sur le contenu des cours proposés, par les universités, aux étudiants ayant fait le choix du français. Un rapide coup d’œil à quelques dizaines de programmes nous révèle que des cours spécialisés axés sur le Québec, ou sur le français nord-américain, sont rarement proposés. Même en Nouvelle-Angleterre, où notre voisin du nord, le Québec, est notre premier partenaire commercial et où l’héritage canadien-français est très fort, les programmes d’enseignement du français continuent de se focaliser sur la France. D’ailleurs, dans de nombreux établissements, tout cours consacré à d’autres pays francophones que la France sera bien souvent dédié à l’Afrique ou aux Caraïbes, plutôt qu’à la nation qui se trouve juste à notre porte », détaille Katharine N. Harrington, professeure dans le New-Hampshire.
Il semblerait que ces mesures oppressives n’aient pas été les mêmes pour les autres minorités linguistiques aux États-Unis à en croire le récit d’Anthony T. DesRois, un rédacteur franco-américain engagé. « Je ne me rappelle pas avoir vu un Américain d’ascendance italienne ou irlandaise être traité de cette façon, même lorsque plusieurs générations le séparaient de ses ancêtres arrivés d’Europe ».
Comment l’expliquer ? Signe de la puissance de la langue française en Amérique et de sa capacité à rivaliser avec la langue anglaise ? « En effet, une peur permanente et fondée faisait redouter l’extension des possessions françaises en Amérique-du-Nord », complète Emmanuel K. Kayembe, professeur de français et chercheur spécialisé en études franco-américaines.
Créatifs, les francophones américains cherchent à réveiller cette culture ancienne et singulière au travers de nombreuses initiatives.
Vers un renouveau de la francophonie états-unienne ?
La plupart des témoignages des auteurs révèlent une mise en sommeil – voire un effacement – de cette identité francophone au fil du temps jusqu’à un oubli complet et total. La plupart des Franco-Américains d’aujourd’hui semblent ignorer tout simplement leurs origines qui est pourtant une part intégrante de leur identité.
Que faire pour raviver la flamme ? « […] Nous pouvons, grâce à une prise de conscience quotidienne et en apprenant chaque jour, nous rapprocher, petit à petit, d’un but qui nous semble pour le moment atteignable. Une fois cette montagne gravie, Sisyphe aura peut-être retrouvé le bonheur », explique David Cheramie, écrivain cadien natif de Louisiane.
La troisième génération commence à se réveiller, à prendre conscience de cette identité francophone riche et singulière. Bien qu’il s’agisse d’une goutte d’eau francophone dans un océan anglophone, les 11 millions de francophones aux États-Unis pèsent de tout leur poids et cela se traduit de plus en plus par de nombreuses initiatives, mises en lumière par le livre.
La langue française est une part d’identité, qui définit par exemple Monique et Jesse, un frère et une sœur Franco-Américains. « Comme Jesse, être d’ascendance canadienne-française m’a définie et me définira toujours. Honnêtement, je ne me reconnais dans rien d’autre », ajoute Monique Cairns. « […] je suis extrêmement fière que mon frère s’attache avec tant de soin à garder notre culture en vie et à la valoriser », en référence au balado (podcast) « French-Canadian Legacy Podcast and Blog », dont il est à l’origine.
De même, en Louisiane, la langue française n’est pas condamnée à rester sur des positions défensives, elle est un socle permettant aux jeunes francophones de créer des initiatives vertueuses. « En décembre 2018, deux jeunes vingtenaires louisianais ont fondé Le Bourdon de la Louisiane, un webzine rédigé entièrement en français et en créole louisianais et axé, tout particulièrement, sur des sujets liés à la Louisiane », partage Marguerite P. Justus, militante de la francophonie louisianaise originaire de Lafayette.
L’affirmation de l’identité francophone se traduit aussi par une nécessité de l’affichage de cette culture dans l’espace public, sur les panneaux routiers, dans les commerces, dans les administrations. « Afin de faciliter l’identification des services et des autres entités à même d’assister les visiteurs en français, à l’oral ou à l’écrit, l’initiative « oui ! » a également été lancée en 2019 », explique Joseph Dunn, actuel consul honoraire du Canada à la Nouvelle-Orléans. Il s’agit d’une initiative portée par le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL).
Les francophones ont du talent et n’hésitent pas à faire preuve de créativité. « J’ai créé mon blog, Moderne Francos, pour défendre la cause des Franco-Américains aux États-Unis. En m’inspirant du passé, je rédige des articles afin de promouvoir la création de nouvelles traditions et, ainsi, d’accroître l’intérêt pour la culture franco-américaine », témoigne Melody Desjardins, militante franco-américaine du New-Hampshire.
Partager une identité et une langue de partage à l’instar des Clubs Richelieu. À l’origine, « l’objectif était d’insuffler un sentiment de solidarité parmi les francophones basés hors du Québec, ainsi que de faire la promotion de l’entraide et de la contribution de la communauté », partage Elizabeth Blood, professeure de français. Et d’ajouter : « Le Club Richelieu de Salem, fondé pour aider les Franco-Américains à préserver leur langue et leur culture, est toujours là, dans la ville que je considère maintenant comme mon chez-moi. Il ne s’est pas départi de ses engagements et cherche à s’ouvrir à d’autres francophones afin de continuer à encourager l’usage du français aux États-Unis ».
Le renouveau de la francophonie américaine se traduit aussi par la culture populaire et cinématographique à l’image de Ben Levine et Julia Schulz, respectivement réalisateur et professeure de français, qui évoquent le Franco-American Film Festival de Waterville, comme une initiative ayant permis de redonner un nouveau souffle à une culture francophone oubliée. « Une véritable atmosphère franco-américaine a été recréée en encourageant des échanges informels dans le hall d’entrée du cinéma avant chaque projection, ainsi qu’en organisant des soirées où les participants pouvaient partager un verre ou un repas, écouter de la musique ou rencontrer des invités spéciaux venus du Québec. »
La francophonie, avec ou sans la France ?
Elle est rarement citée directement et pourtant son ombre plane sur la vie de ces francophones américains. La francophonie états-unienne, avec ou sans la France ?
« La langue française n’appartient plus à la France, mais aux 300 millions de personnes qui la parlent autour du globe […] », rappelle Agnès Ndiaye Tounkara. Pourtant, tout au long de l’ouvrage et de l’histoire, les liens avec la France réapparaissent, comme lors de la Seconde Guerre mondiale.
Pour venir en aide à la France, les Québecois ont souvent occupé des postes de traducteurs. « Mon […] grand-père, Roland Provencher, a servi dans l’US Navy pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans notre famille, on raconte qu’il a particulièrement aimé jouer le rôle d’interprète, en France, pour les officiers », témoigne Jesse Martineau.
L’apprentissage de la langue française rime souvent avec la culture française, et quoi de mieux que la gastronomie pour l’illustrer ? « Durant les cours que je dispensais en français, je leur ai appris à apprécier la cuisine française. Le vendredi, les mathématiques rimaient avec croissants, pains au chocolat, salade niçoise et crêpes », sourit Jean Mirvil[1], enseignant et directeur d’établissement haïtiano-américain.
Une culture appréciée outre-Atlantique. « La culture française, qui ne se rapporte pas uniquement à la littérature et aux arts, mais également au divertissement, aux médias, à la mode et à la cuisine, n’a jamais été aussi populaire auprès des Américains dont l’opinion à l’égard de la France est, d’ailleurs, généralement positive », confie Fabrice Jaumont.
Au-delà de la France, la francophonie est un atout et une ouverture au monde précieuse. « Langue mondiale de culture, de communication et d’enseignement, et vectrice d’idées et de valeurs humanistes, elle nous permet de travailler avec des individus de tous les continents pour rendre le monde meilleur », conclut Kathleen Stein-Smith.
La francophonie parfois moquée et parfois parfois oubliée, mais la francophonie états-unienne réinventée et renouvelée !