La politique d’influence française au Japon : un potentiel et des faiblesses

Le 2 décembre 2023, le Japon et la France ont adopté une nouvelle feuille de route de coopération bilatérale pour renforcer leurs relations d’ici 2027. Cela marque 165 ans d’échanges d’un partenariat élevé au rang d’exception en 2013.[1] 

D’après l’ancien ambassadeur français au Japon, Philippe Setton, le pays a en effet tous les atouts d’un allié stratégique, les ambitions géopolitiques de la quatrième économie mondiale étant en accord avec les principes européens. Or, l’Indopacifique est un espace important pour la France (93% de sa ZEE, un tiers de ses exportations et 40% de ses importations hors UE) qui est le premier pays européen à avoir lancé sa propre stratégie Indopacifique en 2018. À une échelle mondiale, la région présente également un intérêt particulier renouvelé. S’y concentrent plus de la moitié de la population mondiale et près de 60% du PIB mondial. La concurrence sino-américaine en fait une zone de tension où se joue l’avenir du XXIème siècle en plus des menaces persistantes (prolifération nucléaire en Corée du Nord, piraterie et pêche illicite, criminalité transnationale organisée, terrorisme, etc.). La France doit donc maintenir le Japon dans sa stratégie d’influence dans la région. Synonyme de softpower cette expression renvoie aux échanges commerciaux et culturels comme moyens d’un pays pour influencer un autre à agir dans son intérêt (Nye). La France souhaite par exemple « une plus grande implication du Japon dans les affaires du monde, et notamment au niveau sécuritaire dans l’Indopacifique »[2]. Il est difficile d’évaluer les effets d’une politique d’influence mais nous pouvons en étudier les instruments. Or, si le néojaponisme des années 1950 est ancré dans la société française d’aujourd’hui, sa réciproque est moins évidente. Il existe pourtant un réel intérêt culturel mutuel, mais qui est de plus en plus déséquilibré. Comment l’expliquer et comment peut-il évoluer ?

Le faible rayonnement du français : une langue cantonnée à son aspect esthétique

Le français est une langue boudée par les pays asiatiques[3] qui ne sont d’ailleurs pas une priorité pour les institutions de la francophonie. Ainsi, si les premières écoles francophones au Japon ont été fondées au milieu du XIXème siècle, son apprentissage est en recul permanent, à l’inverse de l’âge moyen des étudiants. L’histoire favorise l’allemand, le mandarin et l’anglais. Cette dernière est la seule langue apprise en primaire et au secondaire[4] depuis l’occupation des États-Unis, désormais allié militaire et politique incontournable. L’anglais et le mandarin sont également favorisés par la proximité géographique et les opportunités professionnelles. Le coréen, quant à lui, profite du succès des groupes de K-pop et des drama, remplaçant le français dans le domaine de la curiosité culturelle. Or, l’apprentissage du français s’appuie sur l’exotisme de ses sonorités, la distinction sociale qu’il confère ou l’attrait pour la culture française[5]. L’apport est donc uniquement esthétique, voire idéaliste (« le pays des droits de l’homme »), et de plus en plus associé au passé. Cette perte d’avantage concurrentiel est telle que l’anglais s’est imposé dans le partenariat Nissan-Renault.  Il y a certes beaucoup d’enseignes ou d’objets au Japon présentant des inscriptions en français, mais elles contiennent de nombreux contre-sens ou erreurs grammaticales et servent uniquement un but de représentation[6]. À noter que ces remarques valent pour l’anglais qui, en dépit de son « statut de langue du monde », sert en réalité très peu aux Japonais dans leur quotidien.

Enfin, les cours de français déçoivent car dissociés de la culture et de l’histoire françaises, sans parler de celles des autres pays francophones. Ces constats sont malheureusement universels et se répercutent sur les relations bilatérales.

Des échanges commerciaux et culturels limités au luxe et au divertissement

La faiblesse des échanges commerciaux des deux pays est une constante[7] depuis 1945[8]. Pendant l’époque Meiji, la France a participé à la modernisation du Japon dans l’instruction militaire, le droit et l’industrialisation, mais la concurrence avec les autres pays occidentaux était déjà rude[9].

Aujourd’hui, la France a du mal à se débarrasser de son image élitiste des années 1970, entretenue par les émissions de divertissement japonaises. De fait, les produits haut-de-gamme de la mode et des cosmétiques et ceux du secteur agroalimentaire représentent plus de la moitié des exportations françaises vers le Japon[10] et LVMH est la seule entreprise française réellement dominante. Sur ces marchés, les marques locales gagnent d’ailleurs en puissance (UNIQLO, Comme des garçons, Shiseido, etc.). Les échanges commerciaux entre les deux pays restent ainsi modestes et déficitaires pour la France, le Japon étant son treizième client et fournisseur[11]. Elle a quand même réussi à développer un petit réseau commercial au Japon, « pays de la réussite discrète et professionnelle »[12]. Cinquième investisseur en stock au Japon (8% des IDES), la France y possède un peu plus de 420 filiales dont celles d’entreprises cotées au CAC 40 (AXA, Veolia, Sanofi, Valeo, l’Oréal, Air Liquide, etc.)[13] et sa chambre de commerce et de l’industrie est la plus grande au Japon en nombre d’adhérents corporate. Elle est d’ailleurs la première à avoir été établie en 1918, ce qui a permis l’instauration d’une relation de confiance pérenne. Cependant, les politiques publiques ne soutiennent pas ou trop peu les initiatives privées les plus ambitieuses. Les institutions et représentations françaises, bien que formant l’un des plus importants réseaux culturels français en Asie, ont quant à elles des moyens limités. La France semble donc figée dans une image romancée que les Japonais ont et qu’elle donne d’elle-même.

L’image de plus en plus dégradée de la France au Japon et la tentative de réaffirmation de l’utilité du français

Bien que le Japon ne soit pas membre de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), les Japonais restent francophiles[14] et les journaux télévisés traitent régulièrement l’actualité française en reprenant France 2. Il y a donc un terreau favorable à exploiter. 

L’inauguration de la Cité internationale de la langue française au château Villers-Cotterêts en novembre 2023 pourrait changer le rapport des Japonais au français. Il rappelle en effet son rôle de communication interculturelle et son importance économique (troisième langue des affaires et première dans l’espace des membres de l’OIF, soit 20% des échanges commerciaux dans le monde), politique (langue officielle d’organisations internationales et d’États du monde entier) et quotidien (quatrième langue d’Internet). Plus concrètement, le renforcement des échanges universitaires, prévu dans la nouvelle feuille de route franco-japonaise, favorisera peut-être un apprentissage plus pratique, historique et culturel du français sans le limiter à l’hexagone. Mais la France devra également résoudre ses défis internes.

Son image s’est, en effet, fortement dégradée ces dernières années à cause de la complexité administrative, la mauvaise qualité des relations humaines, la saleté des rues et l’insécurité en hausse, en particulier depuis les attentats terroristes de 2015. Même la Nouvelle-Calédonie, proche destination touristique française qui pourrait servir de relais, est troublée par les revendications indépendantistes. Le nombre de touristes et expatriés japonais en France, souvent déçus de leur expérience, diminue en faveur de la Corée du Sud et de Taïwan[15]. Enfin, elle pourrait davantage s’appuyer sur les créations artistiques contemporaines dans lesquelles son excellence est reconnue, le Japon étant le troisième marché mondial du cinéma et du jeu vidéo. Il est par exemple dommage que s’imposent aujourd’hui la série Netflix Emily in Paris (2020) et le film américano-britannique Napoléon (2023) comme relais de l’image de la France à l’international au détriment des productions françaises. Au contraire, la coopération qui lie Ubisoft et Nintendo depuis 2006, connue principalement pour la franchise des Lapins Crétins dont le dernier jeu est sorti en 2022, est remarquable. C’est cet effort de représentation directement au Japon que devraient favoriser les futurs échanges et partenariats culturels, commerciaux et scientifiques.

Le renouvellement de partenariats bilatéraux et multilatéraux : vers une diversification de la coopération tournée vers les enjeux contemporains

Le défi principal de la France est de se doter d’une image plus moderne et innovatrice. Le nombre d’initiatives privées et les exportations vers le Japon pourraient augmenter et se diversifier grâce à la coopération Indopacifique UE-Japon signée dans le cadre du projet européen Global Gateway (2021), l’accord de libre-échange UE-Japon (2019) et les accords bilatéraux encourageant la coopération industrielle (tel que le mémorandum de coopération pour l’innovation en matière de transition énergétique signé en 2019). Cependant, la France n’est pas une puissance commerciale comme l’Allemagne ou la Chine, mais elle peut miser sur les domaines de pointe industriels dans lesquels elle excelle. Les exportations aéronautiques de la France vers le Japon sont par exemple continues, bien qu’instables car dépendantes de la production d’Airbus (+116% de 2020 à 2021 puis -61% de 2021 à 2022). Les coopérations spatiale (mission MMX et démonstrateur Callisto) et politico-militaire (dialogue et exercices conjoints depuis 2013) sont également prometteuses. Cette dernière pourrait par exemple déboucher sur des ventes d’armement, sans pour autant espérer concurrencer les États-Unis. Enfin, la France tente d’instaurer des relations avec le Japon sur le long terme dans les domaines de l’innovation. Elle soutient la coopération scientifique dans des domaines d’avenir (IA, micro-électronique, santé, etc.) et dans la transition écologique par le partage de son expertise en finance verte et en nucléaire civil. Les deux partenaires travaillent déjà ensemble dans les pays d’Asie du Sud-Est sur la prévention des catastrophes naturelles. De nombreuses opportunités s’offrent donc à la France pour élargir le spectre de son influence, mais elle devra s’armer pour s’imposer dans des marchés de niche hautement concurrentiels.

Conclusion

En dépit des ambitions que la France affirme nourrir en Indopacifique, elle ne fournit que très peu de moyens pour les satisfaire. Pour des raisons historiques, elle se concentre sur l’Afrique qui a pourtant déçu par son manque de stabilité et par la montée des mouvements anti-occidentaux. Sa stratégie d’influence n’est donc plus efficace au Japon, pourtant acteur clé dans la région, et ce malgré les opportunités. Si la France est une puissance influente avérée[16], son approche culturelle et élitiste est dépassée et manque de cohérence entre acteurs privés et publics. Elle doit donc paradoxalement prendre de la distance avec son image traditionnelle qui faisait autrefois sa grandeur, sans pour autant la délaisser, pour investir de nouveaux marchés tournés vers l’avenir et la modernité. La France doit désormais s’affirmer en Indopacifique au risque de devenir un simple spectateur du jeu des grandes puissances.

Par Audrey Briane

[1] PFLIMLIN, Edouard, « France-Japon : un partenariat d’exception réaffirmé », IRIS, 24/01/2022 (en ligne): https://www.iris-france.org/164131-france-japon-un-partenariat-dexception-reaffirme/.

[2] Entretien avec Alexandre Joly, Conseiller des Français de l’Étranger au Japon en janvier 2024.

[3] Selon le dernier rapport de l’Organisation internationale de la Francophonie (2022) il y a en Asie moins de 1% des apprenants du français, 1% des francophones et 3% des étudiants en FLE. 

[4] Castellotti, 2018.

[5] Besse, 2009, p.11.

[6] Azra, 2017, p.20.

[7] Kessler et Siary, 2008, p.54.

[8] Michelin, 2018, p.18-19.

[9] Kessler et Siari, 2008, p 57.

[10]Chiffres de la Direction générale du Trésor publiés en ligne le 03/07/2023: https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/JP/commerce-bilateral-franco-japonais-en-2020.

[11] Ibid.

[12] Entretien avec Nicolas Bonnardel, directeur général de la CCIF, le 10 janvier 2024.

[13] Site de l’ambassade de France au Japon, 17/01/2019: https://jp.ambafrance.org/Creative-France-Temoignage-des-investisseurs-japonais.

[14] Himeta, 2006.

[15] Japanese outbound tourists Statistics (en ligne), 11/01/2024: https://www.tourism.jp/en/tourism-database/stats/outbound/.

[16] Entre le premier et le sixième rang sur les cinq dernières années selon https://softpower30.com/ et https://brandirectory.com/softpower/.