Le cinéma à la française : un modèle à réinventer
Véritable totem de la politique d’exception culturelle française, le cinéma hexagonal traverse les époques et la réussite de son modèle ne se dément pas. Pourtant, dans un contexte post-covid de baisse de fréquentation des salles obscures, les dispositifs protégeant le cinéma français suscitent la critique, alors que la croissance des plateformes numériques américaines menace de rebattre les cartes. Parce qu’il en va de sa souveraineté culturelle, la France doit adapter son modèle aux récentes évolutions du secteur pour continuer de porter une « certaine idée » du cinéma.
Une exception arrachée de haute lutte
C’est dans l’adversité qu’il s’est forgé sa réputation : le cinéma français tire sa singularité des nombreuses batailles qu’il a dû mener pour faire reconnaître son statut d’ « exception ». D’où le prestige symbolique qu’il renferme encore aujourd’hui, au-delà de sa position de porte-étendard de la politique culturelle française.
Dès 1946, suite à la signature des accords franco-américains Blum-Byrnes, qui ont pour conséquence l’ouverture quasi-totale des salles aux films américains, on crée le Centre national de la cinématographie (CNC). Son but : protéger une industrie nationale et un art. À partir de 1958, la culture, mise au service de la politique de grandeur gaullienne, revêt une forte importance stratégique. Le tout nouveau ministère de la Culture introduit alors une nouvelle aide sélective pour les films français, la fameuse avance sur recettes, afin de soutenir des productions indépendantes et plus diverses.
Mais c’est seulement quelques décennies plus tard que l’exception culturelle acquiert ses lettres de noblesse. À partir de 1986, au cœur des négociations internationales pour libéraliser le secteur des services, la France, et d’autres, parviennent à faire entendre la voix de l’exception. L’exception entendue comme une exemption : le cinéma doit être exempté des vicissitudes du marché économique. Le cinéma est préservé des négociations, le système de financement public est sain et sauf.
Dès lors, c’est toute une profession qui, relayée par les gouvernements de droite comme de gauche, s’organise pour résister aux vagues de libéralisation successives. En 2013, l’irréductible cinéma gaulois parvient encore à s’extirper à la dernière minute des négociations bilatérales entre les Etats-Unis et l’Union européenne.
Un protectionnisme parfois mal compris : le président de la Commission européenne d’alors, José Manuel Barroso, va jusqu’à qualifier la France de « réactionnaire ». L’économiste américain Tyler Cowen abonde ainsi dans le sens de ceux qui voient dans l’exception culturelle une entrave à la libre concurrence : « La véritable diversité culturelle découle de l’échange des idées, des produits et des influences, et non pas de la volonté d’assurer le développement en champ clos d’un unique style national » (*).
Un modèle à succès
Cette défense acharnée permet pourtant à la France de revendiquer un système inventif de financement du cinéma, unique en Europe, et toujours chapeauté par le CNC, près de 80 ans après sa création. Une machinerie au fonctionnement « simple et vertueux : ceux qui bénéficient de ces productions, qu’ils soient consommateurs en direct ou professionnels éditeurs de chaînes, payent une taxe pour financer la création », rappelle Claude Esclatine, ancien patron de Radio-France (1). Entre la taxe sur les billets vendus en salle et une partie du chiffre d’affaires des chaînes de télévision et des plateformes numériques, le CNC encaisse et redistribue environ 700 millions d’euros par an dans tout le dispositif de création et de diffusion. La boucle est bouclée : la création finance la création.
Plus qu’une mécanique, le « système CNC » repose sur 3 piliers : l’indépendance (enjeu de souveraineté), la diversité de la création (enjeu de démarchandisation) et l’élargissement de l’accès à la culture (enjeu de démocratisation) (2) suivant une logique d’intérêt général.
Alors, simple caprice, le modèle français ? Pas tout à fait si l’on en croit le formidable dynamisme du secteur, premier producteur de films par habitant au monde et deuxième exportateur mondial après les Etats-Unis. Surtout, avec 40% des parts de marché au niveau national en 2021, les films français continuent de faire recette auprès de leurs compatriotes, quand les autres industries nationales peinent à dépasser les 25% en Europe, noyées dans la masse des blockbusters américains.
À l’étranger, le 7ème art français trouve également son public. En 2012, 2014 et 2015, les productions françaises cumulent chaque fois plus de 100 millions d’entrées à l’extérieur des frontières hexagonales. Autre motif d’enthousiasme : la forte présence des films français dans les dix festivals majeurs qui comptent le plus pour les cinéphiles (Cannes, Berlin, Rotterdam, Venise, Toronto, etc.). Ils représentent près de 22% des films sélectionnés par les jurys en 2021. D’autant qu’à lui tout seul, le festival de Cannes assure la promotion à travers le monde d’une France terre de cinéma. Les catalogues des plateformes, eux aussi, se garnissent petit à petit des productions nationales.
Netflix français
Mais les nuages ne sont jamais loin du soleil, et ils ont même tendance à s’accumuler depuis le début de la pandémie de Covid-19. Les Français ont perdu l’habitude de sortir au cinéma. 48 % déclarent être revenus moins souvent ou plus du tout au cinéma depuis la réouverture des salles en mai 2021 (3), si bien qu’une campagne de communication, « on a tous une bonne raison d’aller au cinéma », a été lancée le 26 octobre 2022, pour encourager le retour massif du public dans les salles. Les exportations aussi pâtissent des restrictions sanitaires imposées dans le monde entier. Alors les recettes dévissent et c’est toute la machine qui se grippe.
Plus grave encore, l’essor de la globalisation numérique, incarné par la croissance insolente des plateformes américaine (Netflix, Disney +, Amazon Prime…), bouscule l’architecture générale du système et sonne comme la fin d’une époque. Celle d’un monde audiovisuel régulé, déployé à l’intérieur des frontières territoriales, avec des opérateurs nationaux sans réelle concurrence extérieure. L’exception culturelle doit revoir ses frontières.
Qui dit nouvelles frontières, dit nouvel accord. Contraints, par la directive européenne de 2018 sur « les services de médias audiovisuels », transposée en droit français par une ordonnance du 21 décembre 2020, de financer la création cinématographique française et européenne, Netflix, Amazon Prime Video, Disney + et Apple TV+ ont signé l’année dernière une convention avec le gendarme de l’audiovisuel français. L’aboutissement d’un long bras de fer et la promesse, enfin, de voir les plateformes financer (un peu) les films français. 50 millions d’euros par an sont espérés, soit moins de 10% du budget du CNC. En échange, elles pourront diffuser les films 15 mois après leur sortie en salle (contre 3 ans auparavant).
Un nouvel équilibre donc, mais pour combien de temps ? Et surtout, à quel prix ? Car l’accord actuel paraît difficilement tenable sur le long-terme. Netflix et consorts ont engagé un rapport de force sans merci avec les pouvoirs publics et les acteurs privés du cinéma français. Si celui-ci venait à leur être encore plus favorable, leurs obligations en matière de financement du cinéma français seraient remises en cause. En 2021 déjà, Disney aurait menacé de ne plus diffuser ses superproductions en France. Un potentiel coup de bluff certes, mais aussi un avertissement pour quiconque douterait de la force de frappe des acteurs américains.
Surtout, cette situation pousse aujourd’hui la France à sortir les gros bras et engager explicitement une politique de concurrence. Avec, en point d’orgue, la volonté de faire émerger un « Netflix à la française ». Canal+ a longtemps tenu la corde, dans l’esprit des dirigeants français, pour incarner cette alternative nationale aux géants américains. La chaîne cryptée reste d’ailleurs le principal financeur du cinéma français. Plus récemment, c’est la plateforme commune de TF1, M6 et France Télévisions, « Salto », qui suscitait l’espoir. Malgré tout le mérite de cette initiative, le résultat n’est pas encore à la hauteur des espérances avec 397 000 abonnés payants selon la dernière estimation du Sénat (*).
Entre concurrence et diversité
Aussi, la vitalité du cinéma français repose d’abord sur ses productions « grand public ». Sur les 7 035 films projetés en France en 2014, les 100 premiers (soient 1,4 % du total) réalisent 75 % des entrées ! L’arc narratif de ces grands succès, souvent prévisible et consensuel, est très semblable aux batteries de films sortis des studios hollywoodiens. Les chaînes françaises, obligées de financer le cinéma, jettent souvent leur dévolu sur des œuvres qui répliquent le modèle du téléfilm.
Après des décennies d’opposition bilatérale, l’hégémonie du cinéma américain pourrait finalement venir à bout de la singularité du modèle français, ou bien l’encourager à évoluer vers un modèle plus artistique et moins « commercial » ?
La réussite économique du modèle ne dit donc pas tout : l’exception française ne peut se satisfaire de cette « moyennisation » du cinéma. La compétition étrangère ne peut justifier l’homogénéisation des contenus. « Il importerait donc désormais de concentrer les ressources sur un cinéma plus sensiblement « différent ». En le soutenant, bien sûr, mais aussi en cherchant à limiter la puissance du cinéma commercial », défend Eugenio Renzi, journaliste et ancien membre de la rédaction des Cahiers du Cinéma (4). En misant par exemple davantage sur le soutien sélectif, par le biais d’une revalorisation de l’avance sur recettes (20 à 30 millions d’euros par an), plutôt que sur le soutien automatique, qui profite aussi à des films dont le succès commercial est pourtant assuré.
Pour faire face à ces défis, la France ne manque pas d’atouts : un réseau très dense de salles d’art et d’essai, une poignée de festivals au rayonnement mondial et de nombreuses formations reconnues. Du côté du public, la sortie au cinéma demeure un « rituel social » ancré dans les pratiques culturelles des Français (5). Alors, même si les prochaines années verront certainement la lutte américano-européenne dominer l’actualité cinéma, l’exception française n’a pas dit son dernier mot.
Par Christian Mouly